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Peut-être le navire, soulagé de plusieurs centaines de tonnes, se soulèverait-il assez au plein de la mer pour que l’équipage pût le déhaler ?…

Cette décision prise, les hommes se mirent à la besogne, non sans maudire la mauvaise chance qui leur ferait perdre les profits de cette dernière campagne !…

Maître Ollive activa le travail. Au moyen de palans frappés au-dessus des deux panneaux, les barils furent hissés sur le pont, puis jetés à la mer. Quelques-uns coulaient immédiatement. D’autres, brisés dans la chute contre l’écueil, se vidaient de leur contenu, qui remontait à la surface de la mer. Le Saint-Enoch fut bientôt entouré d’une couche grasse, comme s’il eût filé de l’huile pour calmer les lames d’une tempête. Jamais la mer n’avait été plus tranquille. Pas même le plus léger ressac à la surface ou sur le périmètre du bas-fond, bien que M. Heurtaux eût constaté l’existence d’un courant venant du nord-est.

La marée ne devait pas tarder. Toutefois le délestement du navire ne produirait son effet qu’à l’instant où le flot atteindrait son maximum. Comme on disposait de trois heures, l’opération serait terminée au moment voulu. En somme, pas de temps à perdre, ou le Saint-Enoch resterait échoué jusqu’à la nuit prochaine, et mieux valait qu’il pût s’éloigner de l’écueil pendant le jour. Près de huit cents barils à remonter de la cale, cela exige du temps, sans parler de la fatigue.

Vers cinq heures, une moitié de la besogne était faite. La marée ayant déjà gagné de trois à quatre pieds, il semblait bien que le Saint-Enoch, en partie allégé, aurait dû s’en ressentir, et aucun mouvement ne fut senti…

« On dirait, le diable soit !… que notre navire est cloué à cette place !… dit maître Ollive.

— Et ce n’est pas toi qui le décloueras !… murmura Jean-Marie Cabidoulin.

— Tu dis…, vieux ?…

— Rien !… » répliqua le tonnelier en lançant un des barils vides à la mer.

D’autre part, l’espoir auquel on s’était attaché que les vapeurs se dissiperaient ne s’était pas réalisé. La nuit menaçait d’être doublée de brumes. Si donc son navire ne se dégageait qu’à la marée prochaine, le capitaine Bourcart serait fort gêné pour le sortir de ces dangereux parages.

Un peu après six heures, alors qu’une demi-obscurité envahissait déjà l’espace, des cris se firent entendre en direction de l’ouest éclairé de vagues lueurs.

Maître Ollive, posté sur le gaillard d’avant, rejoignit M. Bourcart au pied de la dunette.

« Capitaine… écoutez… écoutez…, dit-il. Tenez… par là… il semble bien…

— Oui… on appelle !… » ajouta le lieutenant Coquebert.

Un peu de tumulte se produisit parmi l’équipage.

« Silence ! » ordonna M. Bourcart.

Et chacun de prêter l’oreille.

En effet, des appels, encore éloignés, arrivaient jusqu’à bord. Nul doute qu’ils ne fussent adressés au Saint-Enoch.

Une clameur leur répondit aussitôt sur un signe du capitaine Bourcart !

« Ohé !… ohé !… par ici… »

Étaient-ce les indigènes d’une terre ou d’une île du voisinage venus sur leurs embarcations ?… Ne s’agissait-il pas plutôt des survivants du Repton ?… Leurs pirogues ne cherchaient-elles pas depuis la veille, au milieu de cet intense brouillard, à rallier le baleinier français ?…

Cette hypothèse, la plus vraisemblable, était la vraie.

Quelques minutes plus tard, guidées par les cris et par des détonations d’armes à feu, deux embarcations vinrent élonger le Saint-Enoch.

C’étaient les pirogues du Repton, montées par vingt-trois hommes, compris le capitaine King.

Ces pauvres gens, exténués de fatigue, tombaient d’inanition, n’ayant pas pu embarquer des vivres, tant la catastrophe avait été soudaine. Après avoir erré pendant vingt-quatre heures, ils mouraient de faim et de soif…

Les survivants du Repton furent recueillis