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COLETTE EN RHODESIA

autre villa où les conditions semblent presque raisonnables — par comparaison — les deux frères se trouvent en présence d’un concierge plein de morgue, qui montre avec condescendance les aîtres, et, sur l’observation de Gérard que le jardin est bien petit, dit en haussant les épaules avec pitié :

« Que voulez-vous avoir pour huit mille francs ?

— Peste ! fait Henri remontant en voiture, tout égayé de ce mot. Il va bien, le concierge ! Évidemment, il trouve qu’à ce prix on est indigne de vivre. Il ne faudra pas que j’oublie de conter cela à papa : ça l’amusera.

— Il était superbe, ce portier, dit Gérard ; il est atteint de mégalomanie, c’est certain :

« — Que voulez-vous avoir pour huit mille francs ? »

« Il a dit cela d’un ton qui ne s’imite pas… Mais voilà qui met bien bas nos espérances. S’il disait vrai, si l’on ne peut avoir ni air, ni espace pour ce prix, il vaut mieux tout de suite y renoncer, et prendre notre billet pour retourner au Transvaal.

— Hélas ! soupire Henri, dont le cœur est partagé entre le devoir filial qui le retient ici et toutes les espérances qu’il a laissées là-bas ; que ne pouvons-nous faire sans tarder comme tu dis !… »

On poursuit devant soi : on explore le boulevard Richard-Wallace, Madrid, les villas qui bordent le Bois de Boulogne ; on pousse jusqu’à Saint-James : vaine recherche. Toujours l’alternative du prix exorbitant ou de l’insuffisance de place ; et plutôt faudrait-il transiger sur le premier point que sur l’autre ; car la maisonnée comporte bien une douzaine de personnes, sans compter Goliath, et voici que, de simplement embarrassante qu’elle était, la question Goliath est devenue subitement épineuse.

Dès le matin, à la première heure, des messagers éplorés se sont présentés au Grand Hôtel de la part du chef de gare de Bercy. Ce fonctionnaire demande instamment à résilier l’engagement qu’il a pris. L’éléphant n’est pas l’animal paisible et doux qu’on lui avait dépeint ; c’est une bête féroce, ou plutôt c’est un fléau dévastateur, un véritable Attila. En une seule nuit il a détruit de fond en comble son fourgon ; et, une fois ce travail terminé, il s’est attaqué aux constructions environnantes. Le sol est jonché de décombres ; on essaye en vain de le calmer ; il ne veut rien entendre ; il sape, il arrache, il détruit…

« Il démolirait la Bastille, s’écrie l’envoyé dans un accès d’éloquence, si les patriotes de 89 n’avaient accompli cette besogne !… »

Il ne s’agit donc point de perdre de temps. Il faut sans tarder ramener au bercail le pauvre Africain qui, sans doute, s’estime définitivement abandonné par une ingrate famille et prend des mesures vengeresses si dommageables à la sécurité publique. Oui ; mais la difficulté, c’est de trouver ce bercail.

Soudain, Gérard a une idée géniale :

« Si nous allions frapper à la vieille maison de Passy ?

— Mais elle n’est pas libre. Et puis elle était déjà trop petite. Que sera-ce aujourd’hui ? Où mettre Goliath ? Dans le cabinet de papa ?

— Point du tout ! Il y avait au bout du jardin un morceau de prairie qui dévalait jusqu’à la Seine, te rappelles-tu ? Nous pourrions le louer, y installer une tente pour ce pauvre ami. En un tour de main ce serait fait… Dès ce soir il pourrait s’ébattre dans la rivière. Lui qui aime tant son tub !

Perrette et le Pot au lait ! Ne t’emballe pas si vite. Il est impossible que nous trou vions la maison à louer, précisément parce que nous le désirons.

— Allons-y toujours. La vue ne coûte rien. »

On traverse le Bois ; on roule vers Passy. Voici la chère demeure d’autrefois qui se dessine à l’extrémité de la rue. Le cœur leur bat à tous les deux : ils ont passé là de si beaux jours !… Mais quoi ? La villa està peine reconnaissable, maintenant qu’on approche. Deux ailes ont été ajoutées au corps de logis principal, et, en arrivant de côté, il est aisé de s’assurer que l’annexe esquissée par Gérard est déjà chose faite. Parfaitement soigné