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P. PERRAULT

« Souvent je me disais, non sans fierté, en remontant le cours de ma vie : « Je peux me rendre ce témoignage : je n’ai jamais fait de tort à personne ! » Quel démenti, monsieur ! — Oui… cruel ! » articula Pierre, trop bouleversé lui-même pour corriger la sévérité de son opinion par quelque périphrase.

Un long silence suivit.

Pierre se sentait pris de vertige à sonder l’abîme de malheurs que peut creuser une faute… une faute involontaire à l’origine !…

M. Denormand avait repris sa place et, la tête penchée sur sa poitrine, songeait au dénouement de cette cruelle histoire, sans même y entrevoir encore, tant il était navré, les joies d’une réparation possible.

Ce fut Pierre qui y revint.

« Je vais m’efforcer de retrouver Legonidec, dit-il, se levant pour partir, pressé qu’il était de poursuivre sa tâche. Vous ne pouvez m’aider en rien, monsieur ? Personne ici n’a eu de ses nouvelles ?

— Personne que je sache. Remarquez ceci : les ouvriers qui tenaient pour la version de Legonidec — ils étaient cinq ou six — ont quitté avec lui la fabrique. Rien ne devait l’engager à conserver des rapports avec d’autres.

— C’est le nom de ces courageux amis qu’il nous faudrait.

— Je l’aurai peut-être par d’anciens ouvriers ; mais voyez d’abord Aubertin : il doit se le rappeler.

— Et, dans le pays natal de Legonidec, ne sait-on point où il réside ? Comment nommez-vous l’endroit ?

— Rokyver. C’est un tout petit hameau situé du côté de Paimpol : un coin resté à peu près inconnu, malgré la beauté de la plage. J’y ai conduit mes enfants une fois. Qui avait répandu là-bas le bruit de cette histoire ? Je l’ignore ; mais on la savait. On parlait de Legonidec en termes de mépris. J’ai demandé ce qu’il était devenu.

« — Voilà qui nous importe peu, pourvu que nous ne le revoyions point », me répondit un de ses parents.

— Je serai demain, après-demain au plus tard, chez M. Aubertin. Il aura, lui, dans la fortune de mon oncle, une compensation au dommage supporté… Mais paye-t-on avec de l’argent ce qu’a souffert Legonidec ? »

M. Denormand soupira.

« Ménagez Philippe, supplia-t-il. Il s’est cru miséricordieux en ne livrant pas son contremaître à la justice. Il est violent, dur aux autres comme à lui ; mais il n’est point injuste : il souffrira beaucoup. Sa santé est, dit-on, très atteinte. Peut-être serait-il prudent de le préparer à une pareille secousse. Où est en ce moment son fils ?

— Je le crois en Bourgogne, dans la famille de sa mère.

— Vous pourriez le prier de vous rejoindre à Paris et le charger de préparer son père à ce que vous devez lui apprendre.

— Je vais passer une dépêche à Marc. »

Ils parlaient maintenant debout tous les deux, la main dans la main, presque sur le seuil.

« Je croirais vous offenser en vous félicitant, jeune homme. Mais laissez-moi vous dire combien je vous estime. Vous n’auriez pas failli, vous, en pareille occurrence.

— Peut-on savoir ? Mon oncle était honnête, lui aussi : il a laissé en France les meilleurs souvenirs…

— Mais il était possédé du démon de notre époque : la folie de l’argent. Cela vous désagrège un homme, cette passion-là ! Voilà bien des malheureux, monsieur, car sa vie, à lui aussi, a été empoisonnée.

— C’est son seul droit au pardon », repartit Pierre.

Avant de rentrer à son hôtel faire ses préparatifs de départ, il expédia au comte de Trop un télégramme rédigé en ces termes :

« Serai demain à Paris, hôtel du Louvre. Viens me rejoindre. Urgent. Ai besoin de toi.

« Marcenay. »


P. Perrault.

(La suite prochainement.)