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P. PERRAULT

« — Merci. Je suis encore trop faible pour me remettre au travail, décidément. Je retourne chez moi. »

« Je ne répondis pas un mot.

— Vous avez été dur, ne put s’empêcher de remarquer Pierre.

— Je le croyais coupable, et, à ce moment, je lui en voulais de ne point se confier à moi.

« Ah ! jeune homme ! Si comme moi vous aviez entendu des coupables affirmer leur innocence ! Vous sauriez qu’on peut s’y tromper. J’ai assisté à pas mal de débats judiciaires ; j’ai vu des gredins pris, ou à peu près, la main dans le sac, jurer qu’ils étaient innocents avec un accent de vérité fait pour troubler les juges.

« Et moi-même, combien de fois ai-je vu ici, dans ce cabinet, à la place où vous êtes, des misérables se parjurer pour de l’argent !… Pauvre nature humaine !

« Enfin, que voulez-vous, j’ai agi ainsi croyant bien faire.

« Trois jours plus tard, je vis reparaître Legonidec avec un visage bouleversé : Aubertin venait de le chasser. »

« Il me le dit d’une voix rauque, en recevant la somme que je lui tendais, quinze mille huit cents francs : toute sa fortune.

« Il compta les billets, puis me regardant :

« — Je voulais lui donner tout ça ; oui, je le jure, c’était mon intention. Il n’y a pas de ma faute dans ce qui est survenu, mais quoi… Je répondais de… »

« Je l’interrompis, jugeant l’occasion propice à lui arracher un aveu.

« — Pas de ta faute… non ; en ce sens que tu étais à peu près inconscient ; et c’est ce qui fait que je te pardonne. Mais entends-moi bien, Legonidec, je ne m’en suis pas rapporté à d’autres, par amitié pour toi j’ai voulu moi-même me renseigner sur place.

« Je me suis fait assister officieusement d’un juge de paix, un homme accoutumé à ces sortes d’enquêtes. J’ai refait en sens inverse le chemin que tu as suivi, j’ai interrogé tout le monde, j’ai reconstitué la scène, là-bas, dans le champ où tu es tombé. Eh bien, tu n’as pas été volé, j’en ai acquis la certitude. »

« Il se prit la tête à deux mains et me considéra fixement une seconde :

« — Vous m’accusez, vous ?… C’est donc ça que vous m’accueillez comme un étranger. »

« Avant que j’aie pu répondre, il avait empoché son argent et sortait.

« Mais, une minute plus tard, j’entendis ma porte se rouvrir : c’était lui.

« Il jeta quatorze mille francs sur mon bureau, disant :

« — Remettez ceci à M. Aubertin. Ça lui fera attendre les premiers bénéfices… Et pensez de moi ce que vous voudrez tous les deux. »

« Je m’étais levé, prêt à le retenir : cette action inattendue m’avait ému autant que surpris. Mais il s’enfuit avant que j’aie pu articuler un mot.

« Je courus chez Philippe, que je trouvai dans un état violent indescriptible.

« — Tu n’y as pas tenu, lui dis-je exaspéré moi-même. Il t’a fallu casser les vitres. Te voilà bien avancé.

« — Que veux-tu, sa vue m’a mis hors de moi. Ne voulant pas le faire arrêter à cause de ses longs services, je me suis vengé. Je l’ai emmené dans le grand atelier, sous prétexte d’un renseignement dont, en effet, j’avais besoin, et là, devant tous les ouvriers, je lui ai dit de passer à la caisse pour faire régler son compte.

« Cinq ou six mauvaises têtes, ces jeunes gens qu’il a ramenés de Nevers, ont quitté le travail et demandé à être réglés en même temps ; les autres n’ont pas bronché. Je l’aurais tué, ton Legonidec, si j’avais écouté ma colère.

« — Eh bien ! voilà ce qu’il a fait, lui, après avoir subi cet affront. »

« Je le mis au courant de notre brève entrevue. Aubertin se planta devant moi, les bras croisés ; je le vois encore…

« — Si j’avais pu conserver un doute, voilà qui me l’enlèverait, déclara-t-il. Il est très fort, ce gaillard-là ! Il n’a pas pris la fuite sur-le-champ : il lui aurait fallu laisser sa fille derrière lui. Mais sois sûr qu’il réalisait son avoir