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P. PERRAULT

« Aubertin mit vraiment tous les atouts dans son jeu pour ce voyage.

« De santé très robuste, il était néanmoins sujet à des migraines terribles ; des migraines qui le terrassaient, le laissaient incapable de se mouvoir durant quarante-huit heures.

« Ayant passé les deux dernières nuits au chevet de sa femme, dont la santé donnait de l’inquiétude, et se sentant la tête fatiguée, il prit Legonidec avec lui.

« Car il lui fallait faire plusieurs détours. En effet, il avait ses quatre-vingt mille francs ; mais quinze mille étaient en un chèque sur une banque de Bressuire, et les dix derniers, il devait les toucher en passant, chez un ami qui habitait une propriété écartée, un peu après Parthenay.

« Il advint ce que Philippe avait redouté : la migraine le prit en chemin ; le trajet, par une chaleur accablante, l’aggrava ; en descendant de voiture, il dut se mettre au lit.

« — Si je ne suis pas mieux demain, dit-il à Legonidec, je vous donnerai une procuration et vous irez seul. »

« Le lendemain, impossible de tenir debout. On fit mander le notaire le plus proche ; l’acte fut rédigé et Legonidec partit.

« Puisque vous savez ce qui survint au cours de ce voyage, inutile d’y revenir…

« À l’heure dite, le mandataire d’Aubertin se présentait chez le notaire de Saumur ; devant lui et Ramet il ouvrit son portefeuille et, au lieu de quatre-vingt mille francs, il en sortait huit.

« Mon confrère, que j’eus l’occasion de voir peu après, m’a dit que Legonidec lui avait donné l’impression d’un homme qui joue la folie.

« De fait, l’incohérence de ses idées ne l’avait point empêché d’émettre celle-ci, qui était d’un cerveau fort lucide : c’est que son patron invoquerait le cas de force majeure et que Ramet serait débouté de ses droits devant tous les tribunaux.

« Il rentra à Niort en faisant le grand tour par chemin de fer. Pourquoi ?

« Lorsque je lui posai cette question plus tard, m’étonnant qu’il ne fût pas retourné à Thouars, n’eût pas immédiatement porté plainte au parquet, il me répondit :

« — Je n’avais pas ma tête à moi ! »

« Une fois de retour, il n’alla pas droit à l’usine où, depuis la veille, Aubertin l’attendait ; il envoya sa fille le prier de passer chez lui. La petite expliqua ; « Papa est malade, bien malade ; il s’est couché en arrivant. »

« Philippe lui trouva, en effet, une si forte fièvre, qu’il écouta son récit avec assez de calme, l’attribuant au délire.

« — Mais à sa demande : « Où est la quittance générale qu’on a dû vous remettre ? » Legonidec repartit ; « Vous n’avez donc pas compris, monsieur ? J’ai été volé en chemin : « je n’ai pu verser que huit mille francs : tout ce qu’on m’avait laissé… »

« Impossible de s’abuser plus longtemps.

« — Il y a cas de force majeure ; M. Ramet ne vous peut rien, n’est-ce pas ? »

« Aubertin sortit sans lui répondre, et c’est chez moi qu’il accourut. Dans quel état ?

« — Écoute, lui dis-je, par correspondance nous n’obtiendrons rien de Ramet. Je pars. Et, après avoir vu nos gens à Saumur, je ferai moi-même en revenant une première enquête ; attends le résultat pour porter plainte. »

« Je vois qu’à Thouars on m’a pris pour un policier de métier, poursuivit M. Denormand.

« Ce qu’il y a de certain, c’est que j’ai pu me convaincre qu’un vol, un vol partiel sur tout avait été matériellement impossible. Qui accuser dès lors ? Qui auriez-vous accusé, vous, monsieur Marcenay ?

« Voici ce que je crus ;

« En quittant Thouars, Legonidec n’avait encore aucun mauvais dessein. C’est en route, pendant ces quatre heures de solitude que, dans son cerveau ébranlé par un choc terrible, était éclose la pensée de s’approprier la somme qu’il portait.

« Et ce me semblait d’autant plus la résultante d’une heure de vraie folie qu’il n’avait pas tout gardé.

« Le mobile du vol ? Ce pouvait être son amour paternel ; à vrai dire, je n’en voyais pas d’autre. Lui qui se privait de tout afin