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P. PERRAULT

« Ce jour-là, je le gardais à déjeuner et nous causions longuement ensuite.

« Le pauvre homme avait traversé bien des épreuves. Après s’être marié et avoir eu cinq enfants, il restait seul avec une petite fille, la dernière venue.

« Il adorait follement cette gamine et se privait de tout pour la faire instruire et lui assurer une dot. Le sentiment paternel était chez lui si exclusif que plus rien n’existait en dehors : à part moi, il n’avait guère d’amis, n’en ressentant pas le besoin.

« Je l’ai vu accepter un surcroît de travail à terrasser un homme, par désir d’ajouter un ou deux louis au trésor d’Hélène.

« Vous comprendrez tout à l’heure pourquoi j’y insiste.

« Dans nos entretiens, il me parlait souvent de son patron. À le voir mener les transformations si bon train, il s’inquiétait et me suppliait de lui conseiller la prudence et la patience.

« Mais ces deux vertus n’étaient pas le fait d’Aubertin et j’y perdais ma peine.

« Bien mieux, le jour où il vint me consulter à propos d’argent, ce fut lui qui me convertit à ses idées ; après l’avoir voulu détourner d’emprunter quinze mille francs, je lui en prêtai vingt-cinq mille de mes propres deniers. Et, pour ne pas nuire à son crédit, je ne pris pas immédiatement hypothèque, me réservant de le faire s’il ne me remboursait pas selon nos conventions.

« Les bénéfices de cette année-là achevèrent de le griser. Il crut le moment venu de tenter le grand coup qu’il méditait.

« Celui à qui il eut recours comme bailleur de fonds avait été avec nous au collège. Je ne saurais dire que ce fût un ami, ni même un camarade. Nature envieuse, sournoise, rancunière, il ne nous allait point : nous échangions avec lui plus de horions que de bons procédés, du temps que nous vivions côte à côte.

« Aubertin aurait dû se rappeler que l’homme est dans l’enfant ce que le fruit est dans l’arbre. L’éducation tient lieu de l’ente ou de la greffe, il est vrai. Mais qu’un accident rompe la tige, c’est le sauvageon qui reparaît…

« Tandis que la fortune d’Aubertin était prospère, celle de Ramet allait déclinant. Il ne réussissait à rien.

« Ses déboires l’avaient aigri, et tout particulièrement contre Philippe qui, fier du succès, le faisait un peu trop volontiers sonner haut devant lui.

« Un jour, nous apprenons qu’il est échu à Ramet une succession. Un vieux paysan, son oncle, avait découvert dans un de ses champs des pots remplis de pièces d’or ; et, comme il était fort avare, l’excès de la joie l’avait tué en deux jours : Ramet héritait de tout. Peu après il se mariait richement et se fixait à Saumur.

« Comment l’idée vint à Philippe de s’adresser à lui ; comment Ramet parvint à en dormir sa défiance et à lui faire accepter ses conditions draconiennes : je ne l’ai jamais su. Il ne s’agissait de rien moins que de deux cent cinquante mille francs ! L’usine ne les valait pas. Mais Ramet ne doutait point qu’elle n’en valût le double le jour où Philippe aurait exécuté ses plans. »

M. Denormand s’interrompit pour demander à Pierre :

« Savez-vous ce qu’on appelle une vente à réméré, jeune homme ?

— Vaguement.

— C’est un contrat par lequel celui qui devient acquéreur d’un immeuble s’engage à rendre au vendeur sa propriété si ce dernier lui en rembourse le prix à une date convenue.

— Envisagée ainsi, une vente n’est qu’un prêt déguisé, ce me semble.

— Parfaitement ; et un traquenard, en dépit des apparences.

« Dans le cas d’Aubertin, le piège était celui-ci : Ramet lui achetait l’usine. Il la payait deux cent cinquante mille francs et, pendant cinq ans, en demeurait le propriétaire conditionnel. Mais, à l’expiration de la cinquième année, elle lui restait à titre définitif, et dans l’état où elle se trouverait alors.