Page:Magasin d'Éducation et de Récréation, Tome XIV, 1901.djvu/268

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que l’oreille percevait au milieu de cette nuit si calme.

Par malheur, le moment venu, lorsque la mer fut étale, aucun changement ne se produisit. Peut-être le Saint-Enoch éprouva-t-il quelques faibles secousses, peut-être sa quille roula-t-elle légèrement sur le seuil sous-marin ?… À cette date du mois d’octobre, les marées d’équinoxe étant déjà passées, les chances de se déhaler diminueraient avec les lunaisons prochaines.

Et maintenant, lorsque le jusant s’accentuerait, ne devait-on pas craindre que la situation ne vînt à empirer ?… La bande ne s’accuserait-elle pas à mesure que l’eau se retirerait, et le navire ne risquait-il pas de chavirer à mer basse ?…

Ce grave sujet d’inquiétude ne cessa que vers quatre heures et demie du matin. D’ailleurs, en vue de parer à tout événement, le capitaine Bourcart avait fait préparer des béquilles avec les vergues de perroquet, mais il n’y eut pas lieu de les mettre en place.

Un peu avant sept heures, une lueur rougit les vapeurs de l’est. Le soleil, qui débordait de l’horizon, ne put les dissoudre, et les agrès se chargèrent d’humidité.

On le pense bien, les officiers sur la dunette, les matelots sur le gaillard d’avant, cherchaient à percer ce brouillard du côté où gîtait le navire, en attendant que les pirogues pussent en faire le tour. Ce que chacun s’inquiétait de reconnaître, c’était la disposition de l’écueil. S’étendait-il sur un large espace ?… Formait-il un bas-fond unique ?… Des têtes de roches émergeraient-elles au large à basse mer ?

Impossible de voir même à quelques mètres en dehors des bastingages. Toutefois, on ne percevait aucun bruit de ce ressac que le courant produit sur des rochers à fleur d’eau.

Donc, rien à faire avant que la brume se fût dissipée, et peut-être se dissoudrait-elle comme les jours précédents, lorsque le soleil approcherait de la méridienne ? Alors, si les circonstances le permettaient, M. Bourcart essayerait de déterminer sa position au sextant et au chronomètre.

Il y eut lieu de procéder à une visite plus complète de la cale. Maître Cabidoulin et le charpentier Férut s’assurèrent de nouveau, en déplaçant un certain nombre de barils de l’arrière, que l’eau ne l’avait point envahie. Ni la membrure ni le bordage n’avaient cédé au moment de l’échouage. Donc aucune avarie grave. Mais, en maniant ses barils, le tonnelier ne se disait-il pas qu’il faudrait sans doute les hisser sur le pont, les jeter à la mer, les pleins et les vides, afin d’alléger le navire ?…

Jules Verne.

(La suite prochainement)



LA MAISON DE NOTRE MOI



Nous pouvons avoir plusieurs maisons pour abriter notre corps, mais notre être n’a qu’une demeure en ce monde, et, chose bizarre, nous qui prenons tant de soin de ce qui nous appartient, nous qui entretenons si bien notre garde-robe et notre mobilier et veillons à la conservation de nos maisons de pierre et de briques, nous ruinons avec la plus parfaite insouciance cette maison de chair et d’os dans laquelle nous sommes condamnés à vivre. La bête, pourtant, a ses droits, et l’autre, ses devoirs envers la bête. Faute de les observer, celle-ci se fâche, et, trop souvent, se venge aux dépens de l’autre.

Notre ignorance, à cet égard, est quelque chose de phénoménal ; le moindre cheval ou chien de luxe a son hygiène, que nous observons scrupuleusement ; mais, quand il s’agit du premier de nos biens, les lois les plus élémentaires nous sont inconnues, ou, du moins, nous vivons comme si nous les ignorions.

Courir au médecin lorsque nous avons détérioré la merveilleuse machine humaine que nous sommes, ne répare pas les dégâts, qu’il