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à plus de deux cents milles de l’archipel aléoutien. Or, il n’était pas admissible que, depuis le calcul du 19 octobre, le vent ou les courants eussent porté le Saint-Enoch à cette distance.

Et, pourtant, ce n’était que sur les extrêmes récifs des Aléoutiennes qu’il aurait pu se mettre au plein.

Après être descendu dans le carré, M. Bourcart avait étalé ses cartes sur la table, il les étudiait, il relevait à la pointe du compas la position que son navire occupait, en évaluant à l’estime la route parcourue en trois jours. Et même en l’étendant à deux cents milles en cette direction, c’est-à-dire jusqu’aux îles Aléoutiennes, il ne rencontrait aucun écueil…

« Cependant, observa le docteur Filhiol, ne peut-il se faire que postérieurement à l’établissement de ces cartes, un soulèvement se soit produit à cette place ?…

— Un soulèvement du fond ?… » répondit M. Bourcart, qui ne sembla pas rejeter une pareille hypothèse.

Et, faute d’une autre, était-il déraisonnable de l’admettre ?… Pourquoi, par une poussée lente ou par un brusque exhaussement dus à l’action des forces plutoniennes, le seuil sous-marin ne se serait-il pas relevé à la surface de la mer ?… Manquent-ils donc les exemples de ces phénomènes telluriques dans les régions où se manifeste encore le travail éruptif ?… Et, précisément, ces parages ne sont-ils pas voisins d’un archipel volcanique ?… Deux mois et demi auparavant, en les traversant, n’avait-on pas aperçu dans le nord les flammes du Chichaldinskol sur l’île Ounimak ?…

Bien que cette explication ne laissât pas d’être plausible dans une certaine mesure, la majorité de l’équipage devait la repousser, ainsi qu’on le verra bientôt.

Après tout, à quelque cause qu’il fût dû, l’échouage du Saint-Enoch était indiscutable. En sondant à l’avant, puis à l’arrière, maître Ollive ne trouva pas plus de quatre à cinq pieds d’eau sous la quille.

Le premier soin du capitaine Bourcart avait été de procéder à la visite de la cale. Jean-Marie Cabidoulin et le charpentier Férut s’étaient rendu compte que la mer n’avait pas pénétré à travers le bordage, et, assurément, aucune voie d’eau ne s’était déclarée à la suite de la collision.

En somme, il convenait d’attendre au lendemain afin de déterminer la nature de cet écueil inconnu du Pacifique, et peut-être parviendrait-on, avant l’arrivée des mauvais temps, à déhaler le Saint-Enoch ?…

La nuit parut interminable. Ni les officiers ne regagnèrent leur cabine, ni les hommes le poste de l’équipage. Il fallait se tenir prêt à tout événement. Parfois se produisaient des tiraillements de la quille sur le récif… N’allait-elle pas, sous l’influence d’un courant, se détacher de ce lit de roches ?… Ne pouvait-il se faire que le navire glissât du côté où il donnait la gîte et retrouvât sa ligne de flottaison ?…

D’ailleurs, par précaution, le capitaine Bourcart avait mis les pirogues à la mer, avec la plus grande quantité de vivres possible, en cas qu’il fût nécessaire d’abandonner le Saint-Enoch. Qui sait s’il ne deviendrait pas nécessaire de s’y embarquer pour rallier les terres les plus rapprochées ? Et ce devaient être les îles de l’archipel Aléoutien, à moins que, par suite de circonstances absolument incompréhensibles, le navire n’eût été rejeté hors de sa route… D’ailleurs, il ne menaçait pas de chavirer, ce qui fût peut-être arrivé si la baleine eût encore été suspendue à son flanc.

Entre autres éventualités qui pourraient amener le dégagement du Saint-Enoch, M. Bourcart ne laissait pas de compter sur la mer montante. Les marées sont généralement faibles sur toute l’étendue du Pacifique, il ne l’ignorait pas. Mais qui sait si un relèvement de quelques pouces n’amènerait pas le renflouage ?… Il ne semblait pas que le bâtiment se fût engagé très avant sur l’écueil, auquel il n’adhérait que par son talon.

Le flux avait commencé à se faire sentir à onze heures et la mer serait pleine vers les deux heures du matin. Le capitaine et ses officiers suivirent donc avec soin les progrès de la marée, annoncée par un clapotis de courant