Une circonstance allait mettre les matelots du Repton en état d’infériorité, sinon pour commencer, du moins pour continuer la lutte. À en venir aux mains, les Français auraient fini par les obliger à battre en retraite.
En effet, le Repton, déhalé sous le vent, n’avait pu se rapprocher avec cette faible brise. Il était encore à un mille et demi, tandis que le Saint-Enoch mettait en panne à quelques encablures des pirogues. C’est bien ce qu’avait remarqué M. Strok, et ce qui le fit hésiter à entamer la bataille.
Et, au total, en gens très pratiques, les Anglais comprirent qu’ils ne pouvaient réussir à l’emporter dans ces conditions désavantageuses. Tout l’équipage du Saint-Enoch tomberait sur eux, et ils seraient battus avant que le Repton eût pu leur venir en aide. D’ailleurs, le capitaine Bourcart lançait déjà sa première pirogue à la mer, et c’était un renfort d’une dizaine d’hommes prêt à arriver.
Aussi M. Strok de commander à ses matelots, qui se voyaient en mauvaise posture :
« À bord. »
Toutefois, avant d’abandonner la baleine, il ajouta, et d’un ton où la colère le disputait au dépit :
« Nous nous retrouverons !…
— Quand il vous plaira », répondit M. Heurtaux.
Et ses compagnons ne se gênaient pas pour répéter :
« Enfoncés… les English… enfoncés ! »
Les pirogues de M. Strok, à force d’avirons, se dirigèrent vers le Repton, distant alors d’un bon mille.
Restait à savoir si M. Strok n’avait proféré que de vaines menaces, ou si l’affaire n’allait pas se régler définitivement entre les deux navires.
Le capitaine Bourcart, qui avait embarqué dans la quatrième pirogue, survint en ce moment.
Il fut aussitôt mis au courant, et, après avoir approuvé la conduite de M. Heurtaux, il se contenta de répondre :
« Si le Repton vient « raisonner » le Saint-Enoch, le Saint-Enoch lui donnera des raisons !… En attendant, mes amis, amarrez la baleine. »
Cela se rapportait si bien au sentiment général, que l’équipage poussa de bruyants hourras que les Anglais purent entendre. Ah ! le Repton ne les avait pas salués !… Eh bien, ils le saluaient de plaisanteries non moins salées que les eaux du Pacifique !
Le baleinoptère fut alors pris en remorque, et tel était son poids que les matelots des quatre embarcations durent souquer vigoureusement pour le conduire au Saint-Enoch.
Maître Ollive, le charpentier Férut, le forgeron Thomas s’étaient portés sur le gaillard d’avant. Quant à Jean-Marie Cabidoulin, son avis fut qu’on tirerait deux cents barils du culammak. Avec ce que le Saint-Enoch avait déjà dans sa cale, cela lui ferait une demi-cargaison.
« Eh bien, qu’en dis-tu, vieux ?… demanda maître Ollive en interpellant le tonnelier.
— Je dis que ce sera de la bonne huile à filer pendant la prochaine tempête…, répliqua maître Cabidoulin.
— Allons donc !… il ne nous manquera pas un seul baril en arrivant à Vancouver !… Bouteille va toujours ?…
— Bouteille ! »
Un des novices venait de piquer sept heures et demie du soir. Il était trop tard pour virer la baleine. On se contenta donc de l’amarrer contre le flanc du bâtiment. Le lendemain, dès l’aube, l’équipage procéderait au dépècement, puis à la fonte du gras, et il ne faudrait pas moins de deux jours pleins pour mener cette besogne à bonne fin.
En somme, il convenait de se féliciter. La traversée de Pétropavlovsk à Victoria permettrait à M. Bourcart de ramener une demi-cargaison. C’était mieux qu’on ne pouvait espérer en ces circonstances. Comme il était probable que les cours n’avaient pas fléchi sur le marché de Victoria, cette seconde campagne donnerait encore d’assez beaux bénéfices.
D’autre part, le Saint-Enoch n’avait fait aucune mauvaise rencontre. Au lieu du monstre marin signalé par les pêcheurs kamtchadales,