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leurs dispositions pour passer une remorque autour de la queue, les hommes de M. Strok se préparaient à les imiter.

Et alors, les Anglais, en une sorte de baragouin que les Français comprenaient suffisamment, de s’écrier :

« Au large… les canots du Saint-Enoch, au large ! »

Aussitôt, le lieutenant Allotte de répliquer :

« Au large vous-mêmes !…

— Cette baleine nous appartient de droit…, déclara le second du Repton.

— Non… à nous… et elle est de bonne prise !… déclara M. Heurtaux.

— Amarre… amarre ! » commanda M. Strok, ordre qui fut à l’instant répété par le second du Saint-Enoch.

En même temps, la pirogue du lieutenant Allotte accosta l’énorme bête et l’amarra, ce qui fut fait aussi par les matelots du Repton.

Et si les trois pirogues des Anglais et les trois pirogues des Français se mettaient à haler, non seulement l’animal ne serait amené ni au Saint-Enoch ni au Repton, mais les remorques ne tarderaient pas à se rompre sous cette double traction en sens contraire.

C’est bien ce qui arriva, après plusieurs efforts simultanés.

Alors, d’accord en cela sur ce point, les pirogues renoncèrent à cette besogne, manœuvrèrent pour se rejoindre, et se trouvèrent presque bord à bord.

Dans la disposition d’esprit où ils étaient, il y avait lieu de croire que les équipages en viendraient aux coups. Les armes ne manquaient pas, harpons de rechange, lances, louchets, sans compter le couteau de poche dont un matelot ne se sépare guère. Le conflit dégénérerait en bataille. Il y aurait effusion de sang, en attendant que les navires eussent pris fait et cause pour leurs pirogues.

À ce moment, le second Strok, d’un geste menaçant, d’une voix irritée, s’adressant à M. Heurtaux, dont il parlait couramment la langue, dit :

« Avez-vous donc la prétention de contester que cette baleine doive nous appartenir ?… Je vous préviens que nous ne souffrirons pas…

— Et sur quoi fondez-vous votre prétention ?… répliqua M. Heurtaux, après avoir fait signe aux deux lieutenants de le laisser parler.

— Vous demandez sur quoi elle est fondée ?… reprit le second du Repton.

— Je le demande !…

— Sur ce que la baleine venait de notre côté, et vous n’auriez pu la rejoindre, si nous ne lui avions barré la route…

— Et moi, j’affirme que, depuis plus de deux heures, nos pirogues avaient été amenées sur elle…

— Après les nôtres !… s’écria M. Strok.

— En tout cas, c’est à bord du Saint-Enoch qu’elle a été signalée pour la première fois, alors que votre navire n’était pas même en vue…

— Et qu’importe, puisque vous n’aviez pu l’approcher d’assez près pour la piquer !…

— Tout cela, des mots !… répliqua M. Heurtaux, qui commençait à s’échauffer. Après tout, une baleine n’est pas à celui qui la voit, mais à celui qui la tue…

— Notre harpon, ne l’oubliez pas, a été lancé avant le vôtre !… affirma M. Strok.

— Oui… oui ! crièrent les Anglais, qui brandissaient leurs armes.

— Non… non !… » ripostèrent les Français en menaçant les hommes du Repton.

Cette fois, M. Heurtaux n’aurait pu leur imposer silence. Peut-être même ne serait-il pas maître de les retenir…

En effet, Anglais et Français étaient prêts à tomber les uns sur les autres.

M. Heurtaux, voulant tenter un dernier effort, dit au second du Repton :

« En admettant, ce qui n’est pas, que votre harpon eût été lancé le premier, il n’a pu faire une blessure mortelle, et c’est le nôtre qui a causé la mort…

— Cela est plus facile à dire qu’à prouver !…

— Ainsi… vous ne voulez pas céder ?…

— Non ! » hurlèrent les Anglais.

Arrivés à ce degré de colère, les équipages n’avaient plus qu’à se battre.