paient en entier les Massey, on n’était guère moins mal à l’aise. Les aînés, les gens graves pouvaient, à la rigueur, supporter une séparation de douze heures ; mais Colette, Gérard, Lina avaient fort à faire pour dissimuler l’inquiétude que leur avait causée la mine funèbre de leur ami, la froideur de son adieu. Quant à Tottie, que ne gênait point encore le souci du ridicule, elle clamait librement son désarroi, déclarant avec larmes que Goliath était « fâché » ; qu’elle l’avait bien vu ; qu’il fallait aller tout de suite le chercher, lui faire « une petite place » près d’elle… Au premier arrêt, on ne fit qu’un bond jusqu’à la cellule du prisonnier, et, les mains chargées d’offrandes savoureuses, la bouche pleine d’amicales flatteries, on alla en corps lui rendre visite. On le trouva sombre et digne, « tout pâle ! » déclara Lina avec conviction ; il jeta un regard dédaigneux sur les galettes, les beaux fruits, les chatteries variées qu’on lui présentait avec mille paroles encourageantes, après avoir dévalisé à la hâte le buffet d’Avignon. Toute son attitude semblait dire :
« À moi des gourmandises ! C’est le dernier coup ! Vous ne voyez donc pas ce qu’il faut à mon cœur ulcéré ?… »
Mais Tottie, insensible à tout étalage de dignité offensée, s’était suspendue à la vieille trompe rugueuse, l’embrassait avec le parfait abandon, l’entière fraternité que les enfants — vrais démocrates — savent témoigner aux humbles ; et le pauvre Goliath, tout réconforté, commençait à sortir de sa bouderie, à jouer avec la fillette, autant que le permettaient les limites de l’odieux fourgon, quand l’implacable sifflet se fit entendre :
« En voiture, messieurs les voyageurs ! »
Et il faut vite se quitter au milieu des cris perçants de Tottie et des reniflements indignés de l’éléphant, qui semble demander si on se moque de lui en lui faisant une visite de cérémonie ?
« Ça ne peut pas durer ainsi ! déclare en aparté Le Guen ; car le chagrin de la bonne bête perce le cœur. À la prochaine station, je vais m’installer auprès de lui.
— Tu n’y penses pas ! proteste Martine à qui s’adresse la confidence de cette résolution désespérée. Quitter ta bonne place qui a coûté si cher à monsieur ! Je l’ai bien vu, va ! qui alignait des louis d’or au guichet. Même que ça me faisait une peine !…
— Bien sûr ! fait Le Guen avec conviction, que ça fait de la peine de voir jeter la bonne argent sur les chemins : et je n’aime pas plus que toi à déprofiter le bien de mes maîtres ; n’empêche que, si personne ne va consoler un peu c’te pauvre bête, je crains que ça tourne mal.
— Que veux-tu qu’il lui arrive ? Il est vraiment bien à plaindre ! Dans un fourgon à lui tout seul, et plus de bonnes choses qu’il n’en peut manger !
— Tu n’as donc pas vu qu’il n’y a pas touché ? Je suis sûr qu’il a mal à l’estomac !
— À l’estomac ! Dis plutôt au caractère. Vous le gâtez, cet éléphant ; il n’est plus bon à rien ! dit Martine, qui juge à propos de faire un déploiement d’austérité, quoique à ses heures elle soit prête à choyer et dorloter le vieil ami dont nul mieux qu’elle ne connaît le mérite.
— Oh ! Martine ! As-tu donc oublié que si nous ne sommes pas les esclaves de ces satanés nègres, si tu es madame Le Guen et non pas madame Ajata, si nous avons retrouvé nos maîtres bien-aimés, c’est uniquement à lui que nous le devons ?
— Bon ! bon ! Je n’ai rien oublié. Ne nous attendrissons pas ; et surtout ne fais pas de bêtises. Si monsieur veut que tu ailles tenir compagnie à Goliath, il saura bien te le dire, peut-être ! »
Mais, au front entêté de Le Guen, Martine comprend qu’il n’en fera qu’à sa tête ; et comme, après tout, elle souffre, elle aussi, du chagrin évident du brave Goliath, elle n’est pas fâchée de penser que son mari ira le choyer un peu, surtout maintenant qu’elle a fait acte de supériorité conjugale.
Cependant le train s’est ébranlé ; on s’éloigne d’Avignon avec le regret de ne s’y pas arrêter un instant à contempler la ville des papes si pleine de monuments, de souvenirs historiques ; si curieuse avec ses rues étroites,