« Tous les ans, elle vient chez son père. Et elle m’a dit que lorsque ma mère Norite n’y serait plus je devais aller à Beaune la trouver.
« Je m’y rends. Elle me placera bien, j’en suis sûr. J’emmène mes oies pour payer ma dépense en attendant qu’elle m’ait découvert un emploi. Elles sont à moi en propre, les oies. On m’a donné les œufs, je les ai fait couver et ils ont tous réussi. On le savait chez nous ; alors ceux qui ont pris le « butin » de la mère Norite me les ont laissé emmener.
— Personne ne s’est donc inquiété de ce que tu deviendrais ? fit Marc apitoyé.
— Que si. J’ai là une lettre du père de Catherine. Même il voulait me prendre chez lui à gages. C’était bonté de sa part ; il n’avait besoin de personne. Alors j’ai dit que je désirais voir du pays et je suis parti hier matin.
— Comment t’appelles-tu ? s’informa Courtois.
— Mon vrai nom, c’est Grégoire Chaverny ; mais, l’autre année, il est venu chez nous une Anglaise qui m’appelait toujours « petit Greg » : ça m’est resté.
« C’est sûr que je ne suis pas haut pour mes douze ans et huit mois.
— Tu viens de loin ?
— Pas bien ; deux journées de marche. »
Il dévorait tout en répondant aux questions qui se succédaient. Son appétit semblait croître à mesure qu’il absorbait le contenu de son assiette.
Le remarquant, Pierre la lui remplit une seconde fois.
Après qu’il eut fini :
« Ça va mieux ! s’écria-t-il, jetant un regard de reconnaissance aux jeunes gens qui souriaient. Que j’avais donc faim ! Ça me serrait tant le cœur d’avoir enterré ma mère Norite et de partir comme ça tout seul, que je n’ai guère mangé ces deux jours ; je n’y songeais pas… Je vous remercie bien, messieurs. »
Discrètement, il repoussait sa chaise et se levait, en prononçant ces derniers mots.
Pierre n’essaya pas de le retenir. Dans l’animation de cette fin de repas, peut-être, sans y prendre garde, eût-on rempli son verre trop souvent.
Et puis, leur pensée à tous, un moment détournée, évoluait à nouveau vers la séparation, les regrets, les promesses de se revoir. La rapide apparition de Mirande avait remis sur le tapis les questions de service.
« Qu’il n’attrape pas quatre jours de « clou » à cause de moi ! dit Pierre en regardant l’heure.