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les lignes mises à la traîne ne ramenaient aucun poisson. Aussi la nourriture se réduisait-elle aux seuls approvisionnements du bord. D’habitude, cependant, en cette partie de l’Océan, les navires font bonne pêche. C’est par centaines qu’ils prennent des bonites, des congres, des roussettes, des anges, des spares, des dorades et autres espèces. Ils naviguent même au milieu des bandes de squales, de marsouins, de dauphins, d’espadons. Or, — ce qui ne laissait pas d’être singulier, — il semblait que tout être vivant eût fui ces parages.

Du reste, les vigies ne signalaient point la présence d’un animal exceptionnel par sa forme ou ses dimensions. Et, certes, il n’aurait pas échappé aux yeux vigilants de Jean-Marie Cabidoulin. Assis sur l’emplanture du beaupré, s’abritant de sa main afin de mieux voir, toujours en observation, il ne répondait même pas à qui lui adressait la parole. Ce que les matelots entendaient murmurer entre ses dents, c’était pour lui, non pour les autres.

Vers trois heures, dans l’après-midi du 13, à l’extrême étonnement des officiers et de l’équipage, voici que ce cri tomba des barres du grand mât :

« Baleine par tribord derrière ! »

Le harponneur Durut venait d’apercevoir un cétacé au large du Saint-Enoch. En effet, en direction du nord-est, une masse noirâtre se berçait aux ondulations de la houle.

Aussitôt toutes les longues-vues de se porter vers la masse en question…

Et, d’abord, le harponneur ne s’était-il pas trompé ? S’agissait-il d’une baleine ou de la coque d’un bâtiment naufragé ?… Et de part et d’autre s’échangèrent les propos suivants :

« Si c’est une baleine, fit observer le lieutenant Allotte, elle est absolument immobile…

— Peut-être, répondit le lieutenant Coquebert, se prépare-t-elle à plonger ?…

— À moins qu’elle ne soit endormie…, répliqua M. Heurtaux.

— Dans tous les cas, reprit Romain Allotte, sachons ce qui en est, si le capitaine veut donner des ordres… »

M. Bourcart ne répondait pas et, sa longue-vue aux yeux, ne cessait d’observer l’animal…

Près de lui, appuyé contre la rambarde, le docteur Filhiol regardait avec une égale attention, et finit par dire :

« Il se pourrait que ce fût encore une de ces baleines mortes comme nous en avons déjà rencontré…

— Morte ?… s’écria le lieutenant Allotte…

— Et même que ce ne soit pas une baleine…, ajouta le capitaine Bourcart.

— Que serait-ce donc ?… demanda le lieutenant Coquebert.

— Une épave…, un navire abandonné… »

Il eût été d’ailleurs difficile de se prononcer, car la masse flottait à non moins de six milles du Saint-Enoch.

« Capitaine ?… reprit le lieutenant Allotte.

— Oui », répondit M. Bourcart, qui comprenait l’impatience du jeune officier.

Aussitôt il commanda de mettre la barre dessous et de raidir les écoutes. Le navire, changeant légèrement sa direction, mit le cap au nord-est.

Avant quatre heures, le Saint-Enoch n’était plus qu’à la distance d’un demi-mille.

Impossible de se tromper, ce n’était pas une coque en dérive, c’était bien un cétacé de grande taille dont on ne pouvait encore dire qu’il fût mort ou vivant.

Et alors M. Heurtaux de laisser retomber sa longue-vue en déclarant :

« Si cette baleine-là est endormie, nous n’aurons pas grand’peine à la piquer ! »

Les pirogues du second et des deux lieutenants furent amenées sur l’animal. S’il était vivant, on lui donnerait la chasse ; s’il était mort, on le remorquerait au Saint-Enoch. Il rendrait sans doute une centaine de barils, car M. Bourcart en avait rarement rencontré d’une telle taille.

Les trois embarcations démarrèrent, tandis que le bâtiment mettait en panne.

Cette fois, les officiers, laissant de côté tout amour-propre, ne cherchèrent point à se devancer. Voiles hissées, les pirogues marchèrent de conserve et n’armèrent les avirons qu’un quart de mille avant d’accoster la baleine.