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P. PERRAULT

« C’est ma montre de collégien, expliqua Marcenay. Elle est à toute épreuve, puisqu’elle est restée bonne en dépit des mauvais traitements et des chutes.

— La vôtre ! monsieur. Vous me donnez votre montre ?

— Tu la préfères à une neuve, n’est-ce pas ?

— Oh oui !

— Je l’ai pensé.

— Vous êtes si bon pour moi que je voudrais vous le rendre, monsieur Pierre. Que ça se présente, n’ayez crainte ! »

Il y avait dans les yeux noirs de Greg une assurance singulière. On eût dit qu’il la prévoyait, cette occasion, qu’il la jugeait certaine… Pauvre petit Greg !

Après qu’il eut passé, tourné, retourné, essayé les cadeaux de la bonne Catherine, il fit lire la lettre de celle-ci à Pierre :

« Mlle Dortan te considère comme un garçon sérieux, à ce que je vois. Eh bien, moi aussi, mon ami Greg ; je vais t’en donner la preuve. Je pars dans quelques jours pour longtemps, peut-être. C’est à toi que je confie le soin de veiller sur mon oncle, d’y veiller le jour et la nuit. Non que tu doives coucher dans sa chambre à la place de Malauvert ; les choses resteront en l’état. Il suffira que tu laisses ta porte ouverte, afin d’être prêt au premier appel de l’oncle Charlot. Tu devras sacrifier l’école, par exemple. C’est l’instituteur adjoint qui montera te donner chaque jour une leçon, sa classe finie. Je me suis entendu avec lui ; Mlle Lavaur te secondera dans le soin de distraire mon oncle.

— Bientôt ? Ces dames vont revenir, monsieur ?

— Dans une quinzaine, m’ont-elles dit. »

Le visage de Greg changea d’expression. Une barre dure coupait maintenant son front entre les deux sourcils rapprochés violemment, ses lèvres se serraient angoissées…

Pierre, surpris, lui demanda :

« Qu’est-ce qui te tracasse ?

— L’autre… l’autre dame qui devait venir, vous savez bien, monsieur, la maman du comte de Trop, elle sera là aussi ?

— Non, non, rassure-toi. Tu n’auras pas à être aimable avec elle. Car… il l’aurait fallu, petit Greg. Je t’aurais grondé si tu t’étais montré impoli. Enfin, se hâta-t-il de reprendre en voyant rouler deux larmes dans les yeux du gamin, n’y pense plus ; elle est repartie. J’ignore quelles raisons lui ont fait abréger son séjour en Bourgogne ; mais, ce qu’il y a de certain, c’est que le jour où j’ai déjeuné chez M. Lavaur elle faisait ses malles.

— Ah ! tant mieux !

— Alors, c’est entendu, je peux compter sur toi pour mon oncle ?

— Oui, monsieur Pierre, vous le pouvez.

— Veille aussi que ma tante prenne bien exactement ce que je lui ai prescrit. Je t’apprendrai dès ce soir à faire le thé comme je le lui prépare.

— Pour sûr, j’y veillerai ! Quand elle n’est pas malade, elle est bien plus… je veux dire pas si… tant…

— Compris, interrompit Pierre, amusé par l’embarras de Greg, pris entre ses recommandations de rester respectueux et son désir d’expliquer son idée.

— Monsieur ! fit le gamin tout à coup, j’ai envie de lui offrir la moitié de mes nougats. Qu’est-ce que vous en dites ?

— J’approuve ; d’autant que ma tante raffole des nougats aux noix et que ça ne se trouve guère dans le commerce. Elle sera touchée de cette attention de ta part; vous allez devenir bons amis.

— J’y vais tout de suite. »

S’armant d’une de ses boîtes de nougats, il partit en courant. Mais, parvenu à moitié de l’escalier, il s’arrêta si brusquement qu’on l’eût dit saisi au collet par quelque invisible sentinelle.

Une question venait de se poser dans son esprit, une question si grave que le recueillement de l’immobilité lui semblait nécessaire pour y répondre.

Deux à trois minutes il médita ainsi en sa pose de statue, envisageant, dans un lointain obscur, des événements point préparés encore, mais inévitables…

« Non ! non ! non ! pas ! jamais ! » prononça-t-il, enfin, cinglant l’espace d’un geste résolu.