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P. PERRAULT

rait habiter son village et cultiver ses champs, son temps de service achevé.

Justin Dolmer retrouverait à Paris sa place de peintre en bâtiments : son patron lui en avait donné récemment l’assurance.

Ayant « raté » Saint-Cyr, de Mortagne se préparait pour Saumur. Quant à Bernard Courtois, il irait remplacer son père, marchand de bois en gros, dans le négoce où celui-ci avait fait sa fortune.

Celui qu’on appelait le comte de Trop, Marc Aubertin, oscillait encore entre deux voies, indécis.

Pierre venait de récapituler leur avenir probable. Il conclut :

« Avant six mois, nous serons éparpillés aux quatre coins de la France. Ne nous quittons pas sans avoir découvert le moyen de nous réunir.

— J’en propose un, fit Dolmer. Mortagne, qui est le richard de la bande, puisqu’il possède un château, fait faire des embellissements audit castel dès sa sortie de Saumur.

— Tu m’y vois déjà, à Saumur ?

— Un piocheur de ta force ! cela n’est douteux aux yeux de personne, mon cher ; pas même à ceux de l’officier de cours.

— Un piocheur… je n’en ai pas moins échoué à Saint-Cyr.

— Pour un point, et parce que ta santé t’avait mis en retard.

— C’est vrai, soupira le jeune homme.

— Donc, tu réussis, et, une fois officier, tu emploies ton premier congé à remettre ton château à neuf. Tout naturellement, tu me confies l’entreprise des peintures.

— Entendu, mon ami.

— Il y a des bois autour de ton château ?

— Trois cents hectares.

— Aménagés en coupes annuelles ?

— Parbleu ! c’est le plus clair de mon revenu.

— Courtois t’achètera cela et viendra surveiller lui-même l’exploitation. Nous voilà déjà trois. Les autres…

— Ton pays ne produit pas de vin ? s’informa Pierre.

— Hélas ! non ; rien que du cidre.

— Eh bien ! j’irai te vendre des vins de ma récolte.

— Et comme le comte de Trop est habitué à marcher dans ton ombre, ajouta Mortagne en riant, il t’emboîtera le pas. Reste Nochard. Quelle raison de quitter tes champs vas-tu inventer, Omer ?

— Lorsqu’il ne manquera plus que moi, faites-moi signe ; je vous aurai vite rejoints », repartit le Vendéen.

Peut-être n’étaient-ils pas très convaincus, au fond, que les choses se passeraient ainsi ; mais il leur était doux de le croire, et ils voulaient s’en persuader ; si bien que toute la première partie du repas fut employée à élaborer les détails du plan de réunion proposé par Dolmer.

Le comte de Trop parut comme on servait le rôti.

C’était un grand garçon, d’allure un peu nonchalante, fin, distingué, très blond.

La dominante de cette physionomie sympathique était l’expression triste des yeux. Les lèvres pouvaient sourire, le visage s’égayer, les yeux gardaient, au fond de leurs prunelles bleues irisées de gris, une ombre que rien, jamais, ne parvenait à dissiper tout à fait.

Une enfance sans joies, sans tendresse, oppressée par la crainte, était écrite dans ce regard très doux, qui ne savait point sourire.

Il reçut les reproches de ses camarades avec sa placidité coutumière, et, comme excuse à son retard, déclara sans s’émouvoir :

« Je n’étais pas prêt. Je dois dire que j’ai perdu quelques minutes à regarder manœuvrer un peloton d’oies. Leur conducteur avait beau se démener comme un petit diable ! c’était tout le temps la « charge à volonté » dans les étalages des fruitières. Et les balais d’entrer en scène, et les horions de pleuvoir : ce que j’ai ri !… Eh ! mais, voici mon bonhomme qui pénètre dans la cour de la gare. Quel dommage de n’avoir pas un album et un crayon ! »

Le jeune homme, qui ne s’était pas encore assis, revint jusqu’au seuil :

« Je n’avais pas pris garde à son costume. Qu’est-ce qui peut bien lui servir de pèlerine ?