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P. PERRAULT

monie du jour précédent, que le temps n’eût atténué la vivacité des impressions chez le paralytique. Gaby lisait donc, ayant comme auditeurs son vieil ami, Greg et Marcenay.

Greg appuyait son front sur les deux mains du jeune homme, qu’il avait prises ; et, de temps à autre, ses yeux noirs relevés un peu le regardaient. Il y avait dans ce regard, où la fièvre mettait de la flamme, un sentiment intense d’affection, puis autre chose encore d’intraduisible.

Pierre en fut frappé !

Le conte était fini. Gabrielle feuilletait la revue, cherchant les articles de nature à intéresser l’oncle Charlot ; et, absorbée par cette recherche, elle se taisait.

Ramené à petit Greg durant ce silence, et touché par ce qu’il lisait dans ses yeux, Marcenay prononça avec une inflexion de voix très douce :

« Mon pauvre gamin ! »

Comme si ces quelques mots eussent contenu les choses les plus attendrissantes, Greg se prit à fondre en larmes.

« Greg a du chagrin ? demanda Gabrielle, qui, surprise par cette explosion soudaine, s’était arrêtée de feuilleter la revue.

— J’espère que non, répondit le jeune homme. Hein ! Greg ?

— Oh ! non ! non ! au contraire, » affirma celui-ci.

Et, de fait, ses yeux largement cerclés de bistre, alourdis de fatigue et baignés de larmes, resplendissaient pourtant de joie.

« Alors, tu es malade, mon petit, observa la jeune fille. Il n’est pas naturel de pleurer ainsi sans motif.

— Tu as le front brûlant, c’est vrai, reprit Pierre ; souffres-tu ?

— Je suis bien las et la tête me fait mal, très mal.

— Va vite te mettre au lit. J’irai tout à l’heure te tâter le pouls. Tu sais que je suis un peu médecin… n’est-ce pas, ma tante ? ajouta narquoisement le jeune homme.

— Je ne peux pas nier que mon estomac ne soit en meilleur état depuis que tu me soignes, déclara Caroline.

— Il irait encore bien mieux si j’avais la charge de commander les repas et de vous servir.

— Me mettre à la diète ! jamais. Je n’ai d’autre satisfaction que de manger à mon appétit ; c’est à la faculté de s’arranger pour que je digère », fit la bonne dame, résolue à mourir dans l’impénitence finale de son péché favori.

Greg s’était dressé avec effort, pas bien solide sur ses jambes, et disait bonsoir à la ronde.

Quand ce fut son tour, Gabrielle le retint un instant, palpa ses mains, son front, l’examinant avec sollicitude.

« Tu as bien mal, n’est-ce pas ? Ta tête te semble lourde ; une montagne à porter ! et tu as un peu de frisson ? »

Il fit signe que oui.

Elle l’embrassa tout en lui recommandant :

« Va vite dormir, le sommeil te guérira. »

Mais, dès qu’il fut sorti, interpellant Pierre :

« Vous ne redoutez pas une mauvaise fièvre ? Je me rappelle Jeanne, le jour où elle est tombée malade, il y a deux ans, elle était comme Greg ce soir, tout à fait.

— Une mauvaise fièvre… Dieu nous en garde ! » murmura Pierre assombri.

Il s’était rapproché. Assis à demi sur un angle de la table que l’oncle Charlot avait toujours à sa portée, il baissait la tête, devenu très soucieux.

« Il ne manquerait plus que cela, une maladie un peu longue me retenant ici.

— Comptez-vous donc vous absenter de nouveau ? interrogea Gabrielle surprise.

— Oui, répondit-il, sans rien ajouter, ne sachant pas… n’ayant point réfléchi encore à la manière dont il expliquerait son voyage.

— Pour longtemps ? s’informa-t-elle, avec un regard de pitié à l’adresse de l’oncle Charlot.

— Je ne peux pas savoir… »

Elle se tourna vers lui, l’air de plus en plus étonné ; cette question irréfléchie lui échappa, résumant, non pas le court entretien qui venait d’avoir lieu, mais les longues songeries égrenées au long des jours, depuis la mort d’Odule Saujon :