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PAUL ROLAND

Parlons d’autre chose ou je retourne chez moi. Philippe Lormel n’attendra pas ma vengeance pendant cinq années… cela est bon pour Jean Renaud, qui mourra avant d’avoir éprouvé la vôtre. »

Le visage du Mounet se contracta.

« Jean Renaud est mort, Dieu ait son âme ! dit-il en portant à son bonnet sa main qui esquissa un salut…

— Mort, depuis quand ? fit René surpris.

— Depuis hier. Il a succombé à la suite de ses brûlures. Ne saviez-vous pas que l’incendie avait consumé le Moulin-Neuf ?

— Si, si, je le savais, répondit René fort ému, je savais aussi que vous vous étiez dévoué pour le salut des enfants de Renaud, arrachés des flammes au risque de votre vie… mais j’ignorais la mort du meunier et pourtant elle n’a pu rester ignorée à Linteau. Il est vrai que tous ces temps-ci je ne suis guère à la maison qu’aux heures des repas. Pauvre Renaud… vous voilà bien vengé, François, plus que vous ne l’auriez souhaité… Mais, dites-moi, que sont devenus les orphelins ?… »

Des pas impatients se pressaient à l’intérieur du moulin, tandis que la pluie lançait contre les vitres ses gouttelettes cinglantes comme des graviers.

« L’histoire… l’histoire… », crièrent les trois diablotins en se précipitant dans la chambre.

Ils étaient si mignons, si pleins de confiance en leur pouvoir sur Aubron, que René fut ému et oublia pour un instant Jean Renaud et sa propre vengeance.

« Quels sont ces bambins ? » demanda-t-il, radouci.

Le meunier rougit encore, et l’aîné des petits, un garçon de cinq ans, répondit :

« Moi, je m’appelle Jean Renaud, comme papa qu’est mort… J’ai cinq ans. Elle, là, c’est Jeanne Renaud qui a quatre ans. La petite qui tète son pouce, c’est Fifine Renaud, elle a vingt-deux mois… c’est mes sœurs. Avant, on était au Moulin-Neuf, mais papa a brûlé dans le feu… maintenant on est au Vieux-Moulin, chez François Aubron, notre deuxième papa. »

Ahuri, René écoutait l’enfant qui signa sa déclaration d’un baiser sur la joue d’Aubron.

« C’est vrai, François ? demanda-t-il.

— Mais oui, monsieur René ; fallait bien, le père mort… la mère partie depuis un an… le moulin brûlé… et les petits… qui donc les aurait recueillis ?

— Alors c’est là votre vengeance ?… »

L’embarras qui raidissait les traits du meunier s’évanouit tout à coup.

« Justement, monsieur René… c’est à cause de ma vengeance que je les ai pris. Depuis le temps que je la couvais, elle avait fini par me manger jusqu’au cœur… je souhaitais tout le mal et pire à Jean Renaud. Quand j’ai vu flamber son moulin, ça m’a chaviré… C’était-y pas mes malédictions qui attiraient sur lui le feu du ciel ?

— Oui, mais tu nous as tous sauvés, cria l’aîné des garçons, que bouleversait à présent le souvenir du sinistre… tous les trois et papa aussi ; seulement lui était trop brûlé, il est mort… pauvre papa !… »

René eut un éblouissement… Sous sa blouse grise de meunier, François Aubron se révélait à lui, noble et grand… un héros !…

Serrant les trois petits contre sa poitrine, l’excellent homme dit à son tour :

« Pauvre Jean Renaud ! Tant que j’aurai un souffle de vie, le mal que je lui souhaitais sera mon remords. Il a rendu l’âme en me demandant pardon, à moi qui le maudissais… et, pour mériter son pardon, à lui qui allait mourir, j’ai juré d’être le père de ses trois orphelins. »

René, dont les yeux n’avaient pas pleuré la perte de son beau cuirassé, essuya les larmes qui roulaient sur ses joues… il tendit sa main au meunier, mais ne put articuler un mot. « Faut pas se venger, faut pas se venger répéta Aubron… C’est une lâcheté qui porte toujours malheur. »

René tressaillit.

La lutte engagée dans son cœur bouleversait son visage.

« L’histoire… l’histoire », criaient les petits. Aubron dut céder et achever le récit suspendu par l’arrivée du visiteur.