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Aussi, tout d’abord, le charpentier et maître Cabidoulin cherchèrent-ils à calmer leurs compagnons, qui allaient prendre l’offensive. De son côté, le second Strok, comprenant la gravité d’une rixe, parvint à retenir les gens du Repton. Bref, il n’y eut que des injures échangées en deux langues, et les Français se remirent au travail. D’ailleurs l’abatage fut terminé ce jour-là, et les équipages n’auraient plus l’occasion de se rencontrer.

Deux heures après, le tonnelier, le charpentier et leurs hommes étaient de retour à bord avec le traîneau. Et lorsque M. Bourcart apprit ce qui s’était passé :

« Heureusement, le Saint-Enoch ne tardera pas à lever l’ancre, dit-il, car cela finirait mal ! »

En effet, il y avait à craindre que les matelots des deux navires de plus en plus surexcités, fussent amenés à se battre dans les rues de Pétropavlovsk, au risque d’être appréhendés par la police russe. Aussi, désireux d’éviter une collision et ses suites dans les cabarets, le capitaine Bourcart et le capitaine King ne donnèrent-ils plus permission de descendre à terre.

Il est vrai, le Saint-Enoch et le Repton étant mouillés à moins d’une encâblure l’un de l’autre, les provocations partaient et s’entendaient des deux bords. Donc, le mieux serait de hâter les préparatifs, d’embarquer les dernières provisions, d’appareiller le plus tôt possible, puis, une fois en mer, de ne point naviguer de conserve et surtout de ne pas se diriger vers le même port.

Entre-temps un incident se produisit qui était de nature à retarder le départ du navire français et du navire anglais.

Dans l’après-midi du 8 octobre, bien qu’il régnât une petite brise du large très favorable à la pêche, on fut très surpris de voir les chaloupes kamtchadales forcer de voile pour regagner le port. Telle avait été la précipitation de cette fuite que plusieurs rentraient sans leurs filets, abandonnés à l’ouvert de la baie d’Avatcha.

Et voici ce dont la population de Pétropavlovsk ne tarda pas à avoir connaissance :

À un demi-mille au large de la baie, toute cette flottille de pêche venait d’être frappée d’épouvante à la vue d’un monstre marin de taille gigantesque. Ce monstre glissait à la surface des eaux que sa queue battait avec une incroyable violence. Sans doute, il fallait faire la part des imaginations surexcitées, de la peur bien naturelle dont tous ces pêcheurs furent saisis. À les entendre, cet animal ne mesurait pas moins de trois cents pieds de long sur une grosseur variant de quinze à vingt, la tête pourvue d’une crinière, le corps très renflé en son milieu, et, ajoutaient quelques-uns, armé de pinces formidables comme un énorme crustacé.

Décidément, si ce n’était pas le serpent de Jean-Marie Cabidoulin, et à la condition que ce ne fût pas une illusion, cette partie de mer, au large de la baie d’Avatcha, avait été ou était encore fréquentée par un de ces animaux prodigieux auxquels il ne serait plus possible d’attribuer une origine légendaire. Que ce fût une immense algue, de l’espèce de celle que le Saint-Enoch avait rencontrée au delà des Aléoutiennes, non, et pas d’erreur à ce sujet. Il s’agissait bien d’un être vivant, ainsi que l’affirmaient les cinquante ou soixante pêcheurs qui venaient de rentrer au port. D’une telle taille, il devait avoir une telle puissance qu’un bâtiment de la grandeur du Repton ou du Saint-Enoch n’aurait pu lui résister.

Et alors, M. Bourcart, ses officiers, son équipage, de se demander si ce n’était pas la présence dudit monstre dans ces parages du Pacifique-Nord qui avait provoqué la fuite des baleines, si ce n’était pas ce géant océanique qui les avait chassées de la baie Marguerite d’abord, de la mer d’Okhotsk ensuite ?… celui dont le capitaine de l’Iwing avait parlé et qui, après avoir traversé cette partie de l’Océan, venait d’être signalé dans les eaux kamtchadales ?…

Voilà ce que chacun se demandait à bord du Saint-Enoch, et n’était-ce pas Jean-Marie Cabidoulin qui avait raison contre tout le monde en affirmant l’existence du grand serpent de mer ou autre monstrueuse bête de ce genre ?…