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dirigeait son conducteur indigène avec l’adresse d’un véritable moujik.

Au sortir de la ville, le traîneau suivit un chemin, plutôt sentier que route, qui sinuait entre les champs d’avoine et d’orge. Puis il s’engagea à travers de vastes pâturages dont la dernière coupe venait d’être faite et qu’arrosaient nombre de creeks. Ce trajet rapidement enlevé par les chiens, la forêt fut atteinte vers sept heures et demie.

Ce n’était, à vrai dire, qu’une futaie de pins, de mélèzes et autres arbres résineux à verdure permanente. Une douzaine de baleiniers auraient eu peine à s’y approvisionner à leur suffisance.

Aussi le charpentier Thomas de dire :

« Décidément, ce n’est point le Kamtchatka qui ferait bouillir les cabousses !…

— Il y a là plus de bois que nous n’en brûlerons…, répondit maître Cabidoulin.

— Et pourquoi ?…

— Parce que les baleines sont allées au diable, et il est bien inutile de couper des arbres quand on n’aura pas de feu à entretenir sous les pots !…

— Soit, reprit le charpentier, mais d’autres ne sont pas de cet avis et comptent encore sur quelques coups de harpon ! »

En effet, à cet endroit, une équipe travaillait sur la lisière du sentier.

C’étaient précisément une demi-douzaine de matelots du Repton qui, depuis la veille, avaient commencé cette besogne sous la direction du second Strok. Peut-être le navire anglais devait-il faire voile vers Vancouver comme le Saint-Enoch ?…

Après tout, n’y eût-il là qu’une centaine d’arbres, les deux baleiniers en auraient leur suffisance. Les hommes ne viendraient donc pas à se disputer une racine ou une branche. Ni la cabousse de l’Anglais ni la cabousse du Français ne chômeraient, faute de combustible.

Au surplus, par prudence, le charpentier ne conduisit pas son équipe du côté occupé par les gens du Repton. On ne s’était pas fréquenté sur mer, on ne se fréquenterait pas sur terre. Avec juste raison, M. Bourcart avait recommandé, le cas échéant, d’éviter tout contact entre les deux équipages. Aussi les matelots du Saint-Enoch se mirent-ils au travail à l’autre extrémité du sentier, et, dès le premier jour, deux stères de bois furent rapportés à bord.

Mais il arriva ceci : le dernier jour, malgré les conseils du capitaine Bourcart, les équipes du Repton et du Saint-Enoch finirent par se rencontrer et se quereller à propos d’un arbre.

Les Anglais n’étaient point endurants, les Français pas davantage, et on ne se trouvait là ni en France ni en Angleterre, — terrain neutre, s’il en fût.

Bientôt, des propos malséants commencèrent à s’échanger, et des propos aux coups il n’y a pas loin entre matelots de nationalité différente. On le sait, la rancune de l’équipage du Saint-Enoch datait déjà de quelques mois.

Or, pendant la dispute que ni maître Cabidoulin ni Thomas ne purent empêcher, le matelot Germinet fut brutalement poussé par le charpentier du Repton. Cet être grossier, à demi ivre de whisky et de gin, vomit toute la série d’injures qui sortent si abondamment d’une bouche saxonne.

Aussitôt les deux équipes de s’avancer l’une vers l’autre. Il ne parut pas, d’ailleurs, que le second Strok fit le moindre effort pour retenir les siens, et peut-être allait-on en venir aux mains.

En premier lieu, Germinet, n’étant pas d’humeur à garder la bourrade qu’il avait reçue, sauta d’un bond sur l’Anglais, lui arracha son surouet et le piétina en s’écriant :

« Si le Repton n’a pas salué le Saint-Enoch, du moins cet English-là aura mis chapeau bas devant nous !…

— Bien envoyé ! » ajoutèrent ses camarades.

De ces deux équipes en nombre égal, on ne pouvait dire laquelle l’emporterait dans la lutte. Ces matelots, dont l’animation s’accroissait, étaient armés de haches et de couteaux. S’ils se jetaient les uns sur les autres, il y aurait du sang répandu, et peut-être mort d’homme.