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ANDRÉ LAURIE

aussi sagace que Goliath. Ceux qui le connaissaient de longue date affirmaient qu’on ne pouvait attribuer à ce phénomène qu’une cause raisonnable, quoiqu’ils fussent incapables de la pénétrer.

Colette et Lina étaient, au fond, assez humiliées de l’étrange caprice que manifestait tout à coup leur cher Goliath, jusque-là si remarquable pour la grâce de son caractère et l’égalité de son humeur.

Et les commentaires des passagers à ce sujet n’étaient pas sans blesser la tendre affection qu’elles portaient au pachyderme.

« Les éléphants, quand ils se font vieux, deviennent assez souvent savage », disait un vieux major en demi-solde de l’armée anglaise, que le Polynésien avait pris en passant à Bombay, et dont le nez d’une belle teinte écarlate témoignait du culte fervent qu’il accordait à Bacchus ; — au demeurant le meilleur compagnon de la terre, devoted to ladies, comme on dit là-bas, et prouvant sa dévotion au beau sexe par les attentions les plus assidues aux dames de la famille Massey, sans oublier Tottie, qui était au mieux avec lui. « On est même souvent obligé de les abattre, tant ils deviennent méchants, ajoutait-il.

— Les abattre !… Oh ! major Burnett, de grâce, ne parlez pas d’une exécution aussi atroce !… s’écrie Colette.

— C’est un fait, ma chère jeune dame. Ou bien on les lâche, et ils retournent à l’état sauvage où par parenthèse ils sont diablement mal reçus par leurs congénères libres, qui les tuent parfois à coups de pieds et de défenses, — ou bien on leur décharge un rifle dans l’oreille… Il n’y a pas de milieu…

— Mais Goliath n’est pas méchant !… s’écrie Lina presque les larmes aux yeux. Il a pris un préjugé contre les chapeaux mous, voilà tout…

— Eh ! eh !… Miss Lina, vous trouvez cela rien, vous ?… Hier encore il m’a flanqué à l’eau un chapeau de quarante schellings, qui venait en droite ligne de Bond Street, et dont j’avais bien l’intention de me parer pendant plusieurs mois à venir… Trouvez-vous cela une bagatelle ?… Et que penseriez-vous s’il vous dépouillait de ce joli petit « canotier » qui fait si bien sur vos cheveux d’or ?…

— Oh ! il peut bien le prendre, s’il veut !… je le lui donne de grand cœur, à condition qu’il épargne ceux des autres passagers…

— C’est facile à dire, quand on sait qu’il ne daignera même pas regarder un chapeau de paille, fait le major en riant. Mais je voudrais vous voir toutes, mesdames, si l’ami Goliath touchait à une seule de vos parures !… Good God… il serait bientôt écharpé…

— Je suis persuadée qu’il a une idée — une idée de derrière la tête », réplique Colette ; et, flattant doucement la trompe de son ami de sa fine main (car on est venu comme d’habitude le visiter sous sa tente) : « N’est-ce pas, mon Goliath, que tu n’agis pas ainsi par pur caprice ?… dis, explique-toi un peu… »

Goliath fait entendre un petit murmure et frétille gaiement de la queue.

« Allons, parle, continue Colette, donne-moi la mission de t’excuser, vilain sauvage… tu vois à quelles accusations, à quels pronostics affreux tu t’exposes ; crois-tu que c’est agréable pour tes amis ?… »

Goliath courbe la tête et ferme à demi les yeux comme un chat qu’on gratte sous l’oreille ; il pousse son front formidable contre sa chère Colette, et toute son attitude exprime la soumission, la parfaite obéissance ; on voit qu’elle le pourrait mener par un brin de soie…

Mais tout à coup surgit à côté d’eux Gérard, frais et pimpant, revêtu de flanelles blanches, venant de parachever sa quatrième toilette de la journée, et sa jeune tête coiffée d’un large feutre boer, crânement relevé sur l’oreille…

À peine Goliath l’a-t-il entrevu, qu’il frémit d’une rage soudaine ; il s’élance ; déjà sa trompe, frémissante de colère, va saisir le feutre offensant, lorsque, reconnaissant soudain Gérard, il s’arrête court, dresse sa trompe en l’air et pousse un cri, si lamentable, toute son éléphantine physionomie exprime un désespoir si vrai, que les uns éclatent de rire, tandis que Colette et Lina, interdites, sont désolées du chagrin de leur ami.