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P. PERRAULT

Gardez-vous de prendre martel en tête, et surtout laissez l’oncle Charlot en paix à ce sujet.

— Tu nous la communiqueras, j’espère.

— Je vous dirai cela lorsque je l’aurai lue. On va bientôt dîner ?

— Tu as faim ?

— Absolument pas ; j’ai sommeil. Voilà trois jours que je dors mal ou point, j’ai hâte d’être dans mon lit. Or, comme le dîner doit précéder le coucher, je soupire après le moment de me mettre à table. Et vous ?

— Je crois qu’il me faudra faire un peu la diète ce soir, gémit-elle, prenant soudain sa voix plaintive.

— Le homard ne passe pas ? » fit le jeune homme d’un ton moqueur.

Et il continua de la taquiner en l’occupant d’elle, de façon à ne point laisser l’entretien évoluer du côté où il ne lui convenait pas qu’il revînt.

Enfin ! il était seul ! Le sommeil ?… il avait fui, chassé par l’angoisse.

Accoudé sur une table où reposait le pli encore fermé, Pierre songeait, triste, si triste !

Minute après minute, il retardait à rompre les cachets, certain que sous leur cire de deuil une peine l’attendait… Il n’osait pas prévoir ; il s’était interdit toute supposition. Mais la solennité du père d’Espard en prononçant le mot « sacrifice » avait éveillé en lui un monde de pensées.

Somme toute, il obéissait à cet instinct qui est en nous gardien de notre paix et nous fait hésiter, reculer, nous détourner, comme d’un calice amer, de la révélation où nous pressentons que cette sérénité va sombrer.

Enfin sa main un peu tremblante souleva l’enveloppe : il fallait en finir.

Une déchirure de l’ongle, au coin ; le couteau à papier introduit rapidement dans la blessure, fendant d’un trait le bord supérieur, et voilà les feuillets épars devant lui.

À présent, sa longue hésitation avait fait place à une hâte fiévreuse. Il lisait, lisait, tournait les pages, haletant, toujours plus troublé, plus pâle…

Il était parvenu aux dernières lignes lorsque, du dehors, un doigt prudent consulta la serrure, s’assurant si elle jouait.

Et Caroline, déçue par la résistance de la clef mise en dedans et tournée deux fois, prononça soudain, point résignée à se retirer sans savoir :

« Eh bien ! qu’est-ce que c’est ?

— Une simple confidence que je vous communiquerai demain au réveil : soyez en paix. »

La voix du jeune homme était singulièrement altérée et ironique, mais, de sa réponse, sa tante ne retint que le sens.

Rassurée, elle regagna son lit et s’endormit, le cœur soulagé du poids qui, depuis sept semaines, l’oppressait insupportablement.

Pierre avait enfoui son front dans ses deux mains. À travers ses doigts noués, des larmes filtraient, brûlantes. Il avait prévu bien des choses, mais pas cela… pas la honte !…

Il se sentait comme assommé. Ses lèvres serrées, où le souffle passait à peine, murmuraient des syllabes hachées, intraduisibles.

Cet état de prostration dura longtemps… une partie de la nuit… Où était le sommeil ?

À la fin, voyant poindre l’aube, Pierre se leva, fit quelques tours dans sa chambre et se jeta tout vêtu sur son lit :

« Le malheureux ! le malheureux ! répétait-il. Quel remords il a dû emporter ! Ah ! je crois bien que je m’emploierai à ce qu’il attend de moi, et sans perdre une heure ! »

Ce que Pierre venait de lire n’était point une lettre, à proprement parler, mais un mémoire relatant des faits graves en quelques pages concises.

Celui qui l’avait rédigé s’était défendu jalousement de toute expansion. En dépit de lui-même, cependant, certains mots échappés à sa plume racontaient, avec une précision et une force terrifiantes, l’histoire de sa conscience torturée.

Le sentiment qui planait sur ces pages, c’était la lutte d’une âme droite, mais avide de fortune ; la sincérité du vouloir, aux prises avec l’ambition démesurée qui l’égarait, et, toujours ! laissait passer l’heure…