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pirogues, secouées par un violent roulis, risquèrent de rompre leurs amarres et il fallut les doubler.

D’où venait cette étrange agitation de la mer ?… Personne ne put en donner l’explication. M. Heurtaux eut la pensée que quelque grand steamer passait à petite distance et en même temps la crainte d’être abordé au milieu des brumes.

Aussitôt un des matelots donna nombre de coups de cornet, auxquels il ne fut pas répondu. On n’entendit ni les patouillements d’une hélice, ni les échappements de vapeur qui accompagnent un steamer en marche, pas plus qu’on n’entrevit la lueur des fanaux.

Cette tumultueuse agitation se prolongea pendant quarante minutes, et fut si forte par instants que M. Heurtaux songeait presque à abandonner le baleinoptère.

Cependant cet état de choses prit fin et la nuit s’acheva tranquillement.

Quelle avait été la cause de ce trouble des eaux ?… Ni M. Heurtaux, ni le lieutenant Allotte ne pouvaient l’imaginer. Un steamer ?… Mais, dans ce cas, le trouble n’eût pas duré si longtemps. Et puis, il semblait bien… qu’on avait entendu de formidables hennissements, des ronflements très différents de ceux que produit la vapeur à travers les soupapes !…

Au jour, le brouillard se leva comme la veille. Le Saint-Enoch n’apparaissait pas encore. La brise soufflait à peine, il est vrai. Toutefois, vers neuf heures, le vent ayant fraîchi, un des harponneurs le signala dans le sud-ouest, en bonne route.

Lorsqu’il ne fut plus qu’à une demi-encâblure, M. Bourcart mit en panne, et les pirogues amenèrent le baleinoptère, auquel on passa l’amarre de queue dès qu’il fut contre le bord.

Il fallut presque la journée entière pour le virer, car il était énorme. Le lendemain, la cabousse s’alluma, et, après un travail qui exigea quarante-huit heures, le tonnelier Cabidoulin chiffra à cent vingt-cinq barils la quantité d’huile envoyée en bas.

Quelques jours plus tard, le Saint-Enoch alla prendre un nouveau mouillage près de la côte kamtchadale. Les pirogues recommencèrent leurs recherches. Ce fut sans grand succès : deux baleines piquées, de petit volume, trois autres rencontrées mortes, les flancs ouverts, les entrailles déchirées, et dont il n’y eut rien à tirer. Avaient-elles succombé dans quelque violente attaque ?… C’était inexplicable.

Décidément, la bonne chance ne se prononçait plus pour le Saint-Enoch, et, sans aller jusqu’aux fâcheux pronostics de Jean-Marie Cabidoulin, tout portait à croire que cette seconde campagne serait peu fructueuse.

En effet, la saison touchait à sa fin. Jamais les baleiniers ne la prolongeaient au delà de septembre dans les eaux sibériennes. Déjà le froid piquait et les hommes avaient dû prendre leurs vêtements d’hiver. La colonne thermométrique oscillait autour de zéro. Avec l’abaissement de la température, les gros mauvais temps régneraient sur la mer d’Okhotsk. Les glaces commençaient à se former le long du littoral. Puis l’ice-field gagnerait peu à peu vers le large, et, dans ces conditions, on sait combien la pêche est difficile.

Au surplus, si le Saint-Enoch n’avait pas été favorisé, il ne semblait pas que les autres baleiniers l’eussent été davantage, à s’en rapporter aux informations recueillies par le capitaine Bourcart soit aux îles Chantar, soit à Ayan, soit à Yamsk. Aussi la plupart des bâtiments cherchaient-ils à regagner quelque lieu d’hivernage.

Il en fut de même du Repton, que la vigie signala dans la matinée du 31. Toujours lège, il filait à pleines voiles vers l’est, afin sans doute de franchir la barrière des Kouriles. Très probablement le Saint-Enoch serait le dernier à quitter la mer d’Okhotsk. Le jour était venu de le faire, ou il eut couru le risque d’être bloqué.

D’après les relevés de maître Cabidoulin, le chargement n’atteignait pas alors cinq cent cinquante barils — à peine le tiers de ce que pouvait contenir la cale.

« Je pense, dit M. Heurtaux, qu’il n’y a plus rien à tenter ici, et nous ne devons pas nous attarder…