— Eh bien, répondit le tonnelier, il ne fallait pas venir me relancer dans ma boutique de la rue des Tourettes, et m’embarquer sur le Saint-Enoch…
— Pour sûr, Cabidoulin, pour sûr !… Mais, si j’étais le capitaine Bourcart, je sais bien ce que je ferais…
— Et que ferais-tu ?…
— Je te mettrais un boulet à chaque pied, et t’enverrais par-dessus le bord…
— C’est peut-être ce qui pourrait m’arriver de plus heureux !… répondit Jean-Marie Cabidoulin, d’une voix grave.
— Le diable le déhale !… s’écria maître Ollive, c’est qu’il parle sérieusement…
— Parce que c’est sérieux, et tu verras comment finira la campagne…
— Aussi bien qu’elle a commencé, vieux… à une condition, pourtant… c’est qu’on te débarque en pleine mer ! »
Du reste, que l’avenir dût ou non donner raison à Jean-Marie Cabidoulin, ce ne fut pas au cours de cette traversée entre Vancouver et les Kouriles que l’équipage eut l’occasion d’allumer sa cabousse. Les vigies en furent pour leurs peines. Les cétacés, extrêmement rares, ne se montraient qu’à grandes distances. Et pourtant, à cette époque de l’année, ils fréquentent volontiers les approches de la mer de Behring, baleinoptères gigantesques, jubartes parfois longues de trente mètres, culammaks et umgulliks qui en mesurent une cinquantaine. D’où provenait cette rareté ?… Ni M. Bourcart, ni M. Heurtaux ne parvenaient à se l’expliquer. Est-ce donc que ces animaux, trop vivement poursuivis dans les mers arctiques, cherchaient déjà refuge, ainsi que cela devait se produire plus tard, jusque dans les mers antarctiques ?…
« Eh ! non !… Eh ! non… criait le lieutenant Allotte. Ce que nous ne trouvons pas en-deçà des Kouriles, nous le trouverons au-delà !… C’est dans la mer d’Okhotsk que nous attendent les baleines. Et on la remplirait tout entière rien qu’avec leur huile !… »
Que les fantaisistes prédictions du lieutenant dussent se réaliser, il n’en était pas moins certain qu’il n’y eut pas lieu une seule fois d’amener les pirogues. À noter également qu’on ne voyait aucun bâtiment, et, cependant, en ce mois d’août, il n’est pas d’habitude que les baleiniers aient abandonné ces parages. Peut-être, il est vrai, étaient-ils déjà en pêche dans la mer d’Okhotsk, où devaient pulluler les souffleurs, au dire du lieutenant. Et qui sait si, parmi eux, ne s’y voyait pas le Repton, lequel, d’après les informations du capitaine Forth, avait quitté la baie Marguerite pour rallier les parages nord-ouest du Pacifique ?
« Bon ! si heureuse qu’ait pu être sa campagne, disaient les hommes, il n’aura pas tout pris, et il restera bien quelques baleines pour le Saint-Enoch ! »
Cependant les craintes d’un changement de brise ne s’étaient point réalisées. À la suite d’une accalmie de vingt-quatre heures, le vent avait repiqué au sud-est. Plusieurs jours s’écoulèrent. Déjà les oiseaux de mer, — de ceux qui s’aventurent à quelque centaine de milles au large, — éparpillés autour du navire, se reposaient parfois à l’extrémité des vergues. Le Saint-Enoch filait tout dessus, bâbord amures, avec une vitesse moyenne de dix à onze nœuds. Cette traversée s’accomplissait de telle façon que M. Bourcart eût été mal fondé à se plaindre.
Le 21 août, d’après la double observation de dix heures et de midi par un temps très clair, le point donna cent soixante-cinq degrés trente-sept minutes en longitude et quarante-neuf degrés treize minutes en latitude.
À une heure, le capitaine et les officiers étaient réunis sur la dunette. Le Saint-Enoch, incliné sur tribord, laissait derrière lui un sillage plat et se dérobait rapidement à la barre.
Soudain, le second de dire :
« Qu’est-ce que je vois là-bas ?… »
Tous les regards se portèrent au vent du navire, vers une longue bande noirâtre qui paraissait animée d’un singulier mouvement de reptation.
Cette bande, observée au moyen des lunettes, semblait mesurer de deux cent cinquante à trois cents pieds.