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rien que la misaine et le grand hunier au bas ris.

Durant cette redoutable tempête, le docteur Filhiol ne put qu’admirer le sang-froid du capitaine Bourcart et de ses officiers, l’adresse et le dévouement de l’équipage. Il n’y eut que des éloges à donner à maître Ollive pour la promptitude et l’habileté qu’il apportait à l’exécution des manœuvres. Peu s’en fallut que les embarcations de tribord, bien qu’elles eussent été rentrées en dedans, ne fussent écrasées lorsque les embardées amenaient une telle bande que la mer entrait par ses dalots.

En de telles conditions, on le comprend, le Saint-Enoch n’aurait pu se tenir en cape courante. Ce fut vent arrière qu’il dut fuir, et même, toute une demi-journée, à sec de toile. C’est là une très dangereuse allure, car le bâtiment risque d’être « mangé par la mer ». Lorsqu’il court dans le sens du vent et aussi vite, sa barre n’ayant plus d’action, il est difficile de l’empêcher de se jeter tantôt sur bâbord, tantôt sur tribord. Alors les coups de mer sont le plus à craindre, parce qu’ils assaillent non par l’avant, fait pour leur résister, mais par l’arrière, mal disposé pour recevoir l’assaut des lames.

Il arriva donc que plusieurs trombes liquides balayèrent en grand le pont du Saint-Enoch. L’équipage fut sur le point de défoncer les pavois afin de faciliter l’écoulement. Heureusement les dalots suffirent et les panneaux, solidement assujettis, résistèrent. Les hommes, placés au gouvernail sous la surveillance de maître Ollive, purent conserver le cap à l’ouest.

Le Saint-Enoch parvint à s’en tirer sans avaries graves. Le capitaine Bourcart n’eut à regretter que la perte d’un tourmentin qu’on avait essayé d’installer à l’arrière et dont il ne resta bientôt plus que des lambeaux, qui claquaient comme coups de fouet sous les violences de la rafale.

Et ce fut après cette inutile tentative pour se mettre à la cape que le capitaine avait décidé de fuir vent arrière.

La tempête diminua graduellement dans la nuit du 10 au 11 août. Presque au lever de l’aube, maître Ollive put installer une voilure convenable. Ce que l’on devait redouter, c’était que le vent ne se fixât à l’ouest, alors que le Saint-Enoch était encore à près de huit cents milles de la terre d’Asie. Il aurait été forcé de lutter contre le vent, et sa marche eût été considérablement retardée. Louvoyer, d’autre part, c’était courir le risque de tomber dans le rapide courant de Kouro-Sivo, d’être emporté vers le nord-est, ce qui eût peut-être compromis cette campagne de la mer d’Okhotsk.

C’était la grande perplexité du capitaine Bourcart. Confiant dans la solidité de son navire, confiant dans le mérite de ses officiers et de son équipage, il n’avait eu d’autre appréhension que de voir se produire cette saute de vent, qui eût retardé son arrivée aux Kouriles.

« Est-ce que la bonne chance nous abandonnerait, en justifiant les prévisions de ce mauvais augure de Cabidoulin ?… répétait-il quelquefois.

— Il ne sait pas ce qu’il dit, répliquait maître Ollive, et il ferait mieux d’avaler sa langue !… Mais ça lui sort par la bouche comme le souffle d’une baleine par ses évents !… Seulement, c’est toujours rouge qu’il souffle, l’animal ! »

Et, ma foi, s’il fut enchanté de cette réponse, le brave maître d’équipage, on ne saurait trop s’en étonner.

Toutefois, un retard, ne fût-il que d’une quinzaine de jours, aurait été préjudiciable. Vers le commencement de septembre, les premières glaces se forment dans la mer d’Okhotsk, et, généralement, les baleiniers ne s’y donnent rendez-vous qu’à la fin de l’hiver.

Malgré tout, la tempête passée, on oublia vite que le Saint-Enoch s’était une ou deux fois trouvé en perdition. Aussi les plaisanteries de redoubler à l’égard de Jean-Marie Cabidoulin.

« Vois-tu, vieux, lui dit maître Ollive, c’est toi qui nous as valu ce coup de chien, et, si nous manquons la campagne, ce sera encore de ta faute !…