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PAUL ROLAND

Maintes fois, il avait engrené, c’est-à-dire porté à la trémie le froment qui s’écoulait de là dans l’auget pour tomber entre les meules et arriver broyé du refroidisseur au blutoir, où la toile métallique, aux maillons plus ou moins écartés, tamisait la farine à la finesse voulue.

Il n’avait pu vivre dans l’intimité de François Aubrou sans partager son attachement pour la Diligente et l’Inusable.

Ne savait-il pas que ces bonnes meules, dont le diamètre ne mesurait pas moins d’un mètre quarante centimètres, étaient faites de la meilleure meulière qu’eût jamais fournie La Ferté-sous-Jouarre… leurs différentes parties, juxtaposées avec un tel soin, que les surfaces restaient aussi planes que le premier jour… les meilleurs fragments placés à la circonférence où la mouture est plus active.

Il eût fort bien expliqué le rôle des entailles, profondes de cinq millimètres, qui rayonnaient sur toute la surface des meules, en partant de l’œillard, ouverture circulaire de vingt-cinq centimètres placée au centre.

Ces rayons, disposés en sens inverse dans la meule gisante et la meule courante, passent au-dessus les uns des autres pendant le mouvement, formant cisailles et déchirant le grain.

Chez François Aubron, René était chez lui ; mais jamais il ne mettait les pieds au Moulin-Neuf, où sa grand’mère, d’ailleurs, n’eût pas envoyé un seul sac du blé de ses granges.

L’enfant avait épousé la querelle de son ami et détestait cordialement Jean Renaud, dont la lâche conduite de jadis l’indignait.

Un matin, René se trouva à la petite porte du meunier en même temps que deux paysannes, l’une vieille, l’autre jeune.

« Monsieur René, dit François Aubron, je vous présente ma future belle-mère et ma promise, la petite Drenelle ; vous savez bien, son père est fermier de votre bonne maman. »

Non, René ne savait pas. Il ne connaissait pas la petite Drenelle, une jolie fille de dix-huit ans, fraîche comme un brugnon. Elle lui plut tout de suite, et il le dit. La vieille paysanne et les fiancés en furent tout heureux.

Avec des fraises et du pain bis, un appétissant goûter fut préparé et mangé aux ronrons du moulin, aux cliquetis du levier placé sur la trémie, d’où ruisselait une coulée de grains d’or.

Peu à peu, le vent tomba, ce qui permit à François Aubron de mettre son moulin à sec de toile (ou à joc) et d’aller se promener sur la colline avec sa compagnie.

Ils y étaient tous les quatre, discutant la couleur du flot de ruban fleuri que porterait au côté, pendant la noce, René Linteau, le garçon d’honneur, lorsque Jean Renaud passa.

Le bruit des voix lui fit lever la tête :

« Eh ! eh ! cria-t-il, goguenard, les violons et le gâteau avant la vengeance. »

François avait bondi ; ses énormes poings fermés, il courut en clopinant vers son rival.

Mais, si le mounet du Vieux-Moulin avait la force, celui du Moulin-Neuf avait l’agilité et il disparut en un clin d’œil, son ricanement traînant derrière lui.

François Aubron remonta, les yeux pleins d’éclairs.

« Le failli gars… le failli gars, je me vengerai », grommela-t-il en s’essuyant le front du revers de sa manche.

La Drenelle éclata d’un rire limpide comme une roulade de rossignol… s’arrêta court et dit :

« Mounet, vous ne vous vengerez jamais ; vous êtes bien trop doux pour cela. »

Et elle reprit son rire.

René regardait son ami et ne partageait pas l’avis de la Drenelle…

Non, non, François n’était pas doux, en ce moment du moins où ses narines gonflées, ses yeux luisants, ses bras d’hercule agités dans l’impatience de la lutte trahissaient la rage débordée, certaine d’être servie par la force.

« Pourquoi ne vous vengez-vous pas de Jean, qui est lâche et faible ? » demanda René.

François serra davantage les poings et répondit entre les dents :

« J’attends une occasion.