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P. PERRAULT

depuis qu’il la soignait avec tant de succès.

Il reprit d’un ton plus calme :

« Pensez-vous mon oncle préparé à l’annonce de ce malheur ?

— Oui, oui, sûrement. D’après la lettre que tu nous as lue il y a trois semaines, il devait s’y attendre, d’autant plus que je lui ai dit…

— Oh ! fit Pierre ironiquement, je m’en rapporte à vous… N’importe, je ne lui communiquerai la dépêche que demain. Chez quelqu’un que la douleur physique tient éveillé, le chagrin doit prendre, la nuit, dans la solitude, des proportions surhumaines ; et il aura beaucoup de chagrin, lui. »

Elle ne fit aucune objection ; toute à son idée d’héritage, l’esprit tourné en dedans, vers des calculs dont sa pensée ne se pouvait distraire, dans le regard une lueur sournoise, que sa crainte d’être de nouveau rabrouée par son neveu lui faisait éteindre par instant, lorsqu’elle se ressaisissait.

On dîna dans le silence le plus absolu. Très impressionné par la tristesse de son protecteur, Greg ne le perdait pas de vue. De temps à autre, un gros soupir montait à ses lèvres, disant aussi éloquemment que sa petite figure assombrie : « Que je ressens donc votre peine ! »

Pierre finit par craindre que l’enfant ne sût pas se dominer assez devant son oncle. Il appela Malauvert, et allait lui donner l’ordre de servir le dîner de son maître, lorsque, devinant cette intention, Greg prononça, l’air résolu :

« Pas besoin, monsieur Pierre. J’irai, moi. Et, soyez tranquille, M. Saujon ne se doutera de rien. Je causerai comme s’il n’était pas arrivé de dépêche. »

Et il ajouta sentencieux :

« Quand il faut… il faut, ainsi que disait mon grand-père. »

Dès le thé de sa tante préparé, Pierre passa chez l’oncle Charlot ; il lui fit la lecture selon sa coutume, jusqu’à l’heure où le domestique vint prendre « la garde de nuit », sur le lit de camp dressé dans un coin de la chambre.

S’il mit plus de pitié, plus de tendresse encore dans le baiser du soir, le vieillard n’en soupçonna pas la cause et s’endormit paisible, ne prévoyant point le douloureux réveil que lui apporterait l’aube prochaine.

En le quittant, Marcenay, avant de monter chez lui, alla prendre au salon une photographie du défunt : la dernière, qui datait de deux ans.

C’était une tête énergique, à l’expression souriante, mais portant inscrite, dans le large pli qui coupait le front verticalement, entre les deux sourcils, l’histoire d’une vie tourmentée.

De goûts aventureux, actif, remuant, instruit, plein d’ambition, Odule Saujon était parti vers la trentième année, après une courte expérience des lenteurs de l’avancement dans la carrière d’abord choisie.

Il était alors garde général des eaux et forêts dans les Deux-Sèvres.

Ayant dissipé la plus grande partie de son patrimoine de vingt-cinq à trente ans, il quitta l’administration nanti de huit à dix mille francs, tout ce qui lui restait.

Après cinq années d’absence, il annonçait à sa sœur, Mme Marcenay, et à son frère Charles qu’il était millionnaire et se disposait à revenir vivre au pays natal.

Mais le courrier suivant apportait la nouvelle d’un désastre financier entraînant sa ruine : tout était à refaire.

Odule élevage du bétail, cette fois.

Il avait réédifié sa fortune, quand une année exceptionnellement sèche détruisit son rancho.

Durant quelque temps encore, la malchance sembla le poursuivre, quoi qu’il entreprît.

Sans se laisser abattre, il essayait d’une autre voie. Il réussit enfin à asseoir sa fortune sur des bases solides. À cette heure, tous ses fonds étaient transformés en rente française.

Il n’avait retardé son retour définitif que pour vendre quelques immeubles, ne voulant laisser aucun intérêt dans un pays où il ne comptait point retourner, disait-il à son frère, dans sa dernière lettre.

Il parlait aussi dans cette lettre d’une chose