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pourra prolonger sa campagne dans le nord du Pacifique et nous serons forcés de repartir dès le commencement d’octobre.

— Où le Saint-Enoch ira-t-il hiverner en quittant la mer d’Okhotsk ?…

— C’est ce que je ne sais pas encore.

— Vous ne savez pas, capitaine ?…

— Non… cela dépendra des circonstances, mon cher docteur… Arrêter d’avance un plan, c’est s’exposer à des déboires…

— N’avez-vous pas déjà fait la pêche dans les parages au delà du détroit de Behring ?…

— Oui… et j’y ai rencontré plus de phoques que de baleines… D’ailleurs, l’hiver de l’océan Arctique est précoce, et, dès les premières semaines de septembre, la navigation est gênée par les glaces… Je ne songe donc pas cette année à dépasser le soixantième degré de latitude.

— Entendu, capitaine ; en admettant que la pêche ait été fructueuse dans la mer d’Okhotsk, le Saint-Enochreviendra-t-il en Europe ?…

— Non, docteur, reprit M. Bourcart, et il sera préférable, à mon avis, d’aller vendre mon huile à Vancouver, puisque les cours y sont élevés.

— Et c’est là que vous passeriez l’hiver ?…

— Vraisemblablement, de manière à me trouver sur les lieux de pêche au début de la saison prochaine.

— Cependant, reprit M. Filhiol, il faut tout prévoir… Si le Saint-Enoch ne réussit pas dans la mer d’Okhotsk, votre intention serait-elle d’y attendre le retour de la belle saison ?…

— Non… bien qu’on puisse hiverner à Nicolaïew ou à Okhotsk… Dans ce cas, je me déciderais plutôt à regagner la côte américaine ou même la Nouvelle-Zélande…

— Ainsi, capitaine, quoi qu’il arrive, nous ne devons pas compter revenir cette année en Europe ?…

— Non, mon cher docteur, et cela ne saurait vous étonner… Il est rare que nos campagnes ne durent pas de quarante à cinquante mois… L’équipage sait à quoi s’en tenir à ce sujet…

— Croyez bien, capitaine, répondit M. Filhiol, que le temps ne me paraîtra pas long, et, quelle que soit la durée de sa campagne, je ne regretterai point d’avoir embarqué à bord du Saint-Enoch ! »

Il va de soi que, les premiers jours de la traversée, les vigies avaient repris leur poste. La mer était surveillée avec soin. Deux fois dans la matinée, deux fois dans l’après-midi, le lieutenant Allotte, après s’être hissé aux barres de perroquet, y restait en observation. Parfois apparaissaient quelques jets annonçant la présence des cétacés, mais à une distance trop grande pour que M. Bourcart songeât à amener les pirogues.

La moitié du parcours s’était accomplie sans aucun incident, en dix-sept jours de navigation, lorsque, le 5 août, vers dix heures du matin, le capitaine Bourcart eut connaissance des îles Aléoutiennes.

Ces îles, qui appartiennent aujourd’hui à l’Amérique du Nord, faisaient partie à cette époque de l’Empire russe, qui possédait alors toute l’immense province de l’Alaska, dont les Aléoutiennes ne sont en réalité que le prolongement naturel. Ce long chapelet, qui se développe sur près de dix degrés, ne compte pas moins de cinquante et un grains. Il est divisé en trois groupes, les Aléoutes propres, les Andreanov, les Lisii. Là vivent quelques milliers d’habitants, rassemblés sur les plus importantes îles de l’archipel, où ils s’adonnent à la chasse, à la pêche et au commerce des pelleteries.

Ce fut l’une des grandes, Oumanak, que le Saint-Enoch releva à cinq milles dans le nord, et dont on aperçut le volcan Chicaldinskoï, haut de neuf mille pieds, qui était en pleine éruption. M. Bourcart ne jugea pas à propos de s’en approcher davantage, craignant, avec ces vents d’ouest, de rencontrer une mer furieuse.