Page:Magasin d'Éducation et de Récréation, Tome XIV, 1901.djvu/137

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Le Saint-Enoch n’a plus qu’à lever l’ancre.

— Je me félicite donc d’être arrivé à temps pour renouveler connaissance, capitaine, dit M. Forth, et nous serrer encore une fois la main…

— Et nous nous félicitons aussi d’avoir pu reprendre nos bonnes relations, répondit M. Bourcart. Si l’Iwing fût entré dans la baie de Victoria au moment où le Saint-Enoch en sortait, cela nous aurait fait grosse peine. »

Là-dessus, la santé du capitaine Forth fut portée par le capitaine Bourcart et ses officiers en termes qui témoignaient d’une vive sympathie pour la nation américaine.

« Après tout, observa alors M. Heurtaux, même sans nous être revus à Victoria, peut-être le Saint-Enoch et l’Iwing auraient-ils fait de conserve une seconde campagne dans les parages des Kouriles ?…

— Est-ce que votre intention, capitaine, demanda M. Bourcart, n’est pas de tenter fortune au nord du Pacifique ?…

— Je ne le pourrais, messieurs, répondit M. Forth. L’Iwing arriverait un peu tard sur les lieux de pêche… Dans deux mois les premières glaces commenceront à se former au détroit de Behring comme à la mer d’Okhotsk, et je ne suis point en état de remettre immédiatement en mer. Les réparations de lIwing exigeront de trois à quatre semaines…

— Nous vous en exprimons nos sincères regrets, monsieur Forth, déclara le capitaine Bourcart. Mais je voudrais revenir sur un fait dont vous avez parlé, et qui exigerait quelques explications…

— De quoi s’agit-il, capitaine ?…

— Vers la fin de votre séjour dans la baie Marguerite, n’avez-vous pas remarqué que les baleines devenaient rares, et même qu’elles montraient une hâte singulière à gagner le large ?…

— Cela est certain, déclara le capitaine Forth, et elles s’enfuyaient dans des conditions qui ne sont pas habituelles… Je ne crois pas exagérer en affirmant que les souffleurs semblaient redouter quelque danger extraordinaire, qu’ils obéissaient à je ne sais quel sentiment d’épouvante, comme s’ils eussent été pris de panique… Ils bondissaient à la surface des eaux, ils poussaient des mugissements tels que je n’en ai jamais entendu…

— C’est fort étrange, convint M. Heurtaux, et vous ne savez pas à quoi attribuer…

— Non, messieurs… répondit M. Forth, à moins que quelque monstre formidable…

— Eh ! capitaine, répliqua le lieutenant Coquebert, si maître Cabidoulin, notre tonnelier, vous entendait : « C’est le grand serpent de mer ! » s’écrierait-il.

— Ma foi, lieutenant, répliqua M. Forth, que ce soit ou non un serpent qui les ait effrayées, les baleines se sont sauvées en toute précipitation…

— Et, repartit le lieutenant Allotte, on n’a pas pu leur barrer le chenal de la baie Marguerite… en piquer quelques douzaines ?…

— Je vous avoue que personne n’y a songé, répondit M. Forth. Nos pirogues ne s’en seraient pas tirées sans grand dommage et peut-être sans perte d’hommes… Je le répète, il s’est passé là quelque chose d’extraordinaire.

— À propos, demanda M. Bourcart, qu’est devenu ce navire anglais, le Repton ?… A-t-il fait meilleure pêche que les autres ?…

— Non… autant que j’ai pu le savoir, Capitaine.

— Pensez-vous qu’il soit resté dans la baie Marguerite ?…

— Il se préparait à partir lorsque l’Iwing a mis à la voile…

— Pour aller ?…

— Pour aller, d’après ce que l’on disait, continuer sa campagne dans le nord-ouest du Pacifique.

— Eh bien, ajouta M. Heurtaux, puissions-nous ne pas le rencontrer ! »

La nuit venue, le capitaine Forth regagna son bord, où il reçut le lendemain M. Bourcart et ses officiers. Il fut encore question des événements dont la baie Marguerite avait été le théâtre. Puis, lorsque les deux capitaines se séparèrent, ce fut avec l’espoir que le Saint-Enoch et l’Iwing se reverraient quelque jour sur les parages de pêche.