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ACADÉMIE DE BEAUX-ARTS

— Oui, oui, vous êtes autour de moi comme quatre anges… autour d’un caporal.

— Ne ris pas, Maurice ; je vois que tu te forces et je ne le veux pas. Envisageons la situation sous son vrai jour et examinons les décisions à prendre. »

Ils passèrent la plus grande partie de la nuit à cet examen. Finalement on résolut de ne pas vendre l’hôtel, mais de le louer tout meublé. Combien ? Ah ! dame, pas grand’chose ! Il est bien petit et l’on est si pressé ! Voyons ? Quatre mille cinq cents francs ? Ce sera tout le bout du monde. Bien entendu, on vendra le cheval ; quoi ? un millier de francs tout au plus. Puis la voiture, bien. Les bijoux ? ces dames en ont si peu, en dehors des souvenirs.

« Enfin, on verra, dit Suzanne, parce que les bijoux ne tiennent pas de place comme une voiture et ne mangent pas comme un cheval. On peut les laisser dans un tiroir ; une ressource en cas de besoin.

— Eh bien, tous calculs faits, toutes dettes payées, répondit Gandrons, il doit rester… Et le matériel de Giraud que j’oubliais ! Nous en avons la moitié.

— Va-t-il vendre ? interrogea sa femme.

— Non, Giraud ne vendra pas. Il offre de faire rembourser la part du matériel avec une perte de vingt-cinq pour cent, par annuités, en dix ans… C’est à voir… ou bien continuer les affaires, mais avec la certitude de n’avoir aucun bénéfice pendant trois ou quatre ans. Seulement, après, les affaires reprendront…

— Pour retomber à plat comme aujourd’hui ! Va, mon ami, il vaut mieux le remboursement.

— Oui, et, si l’on compte l’intérêt à quatre, cela fait dans les trois mille. Les valeurs qui sont là, dans le secrétaire, donnent quinze cents environ ; la location de l’hôtel… mais il y a les impôts, les réparations, et puis on n’est pas sûr de louer toujours… Mettons trois mille net. Tout cela fait… trois… quatre mille cinq… sept mille cinq. Et les dettes, combien ?

— Jamais beaucoup, à cause de l’ordre extrême qui règne dans la maison. Mlle  Hélier la chère amie, tient les comptes et s’entend comme personne à diriger la barque. Voyons les dettes ? couturière, modiste, la nourriture, l’avoine, le fourrage, tout au plus sept ou huit mille francs.

— Allons, ma pauvre chérie, il nous restera bien juste sept mille francs de revenu. Ce n’est guère pour quatre.

— Pour cinq, mon ami.

— Oh ! crois-tu que nous puissions penser que Mlle  Hélier…

— Elle offrira de rester, et, comme elle est seule au monde, nous accepterons. Songe donc, voilà quinze ans qu’elle est avec nous ; elle est venue à la maison quand Jeanne avait à peine trois ans.

— Et nous ne lui donnions pas grand’chose.

— Elle venait de passer ses examens, et depuis elle ne nous a jamais quittés.

— Oui, mais elle n’a que… quel âge a-t-elle au juste ?

— Trente-cinq ans.

— Elle est jolie, instruite et bonne ; elle peut se marier.

— Tu sais bien qu’elle a toujours refusé ; Gaston de Champois, par exemple.

— Dans le temps, oui ; mais maintenant ? Enfin, nous verrons. Mettons sept mille francs pour cinq. Tu trouves que ?…

— Je trouve que c’est énorme d’avoir cela. Il fut un temps où nous aurions été bien contents d’être riches à ce point. »

Et la conversation continua sur ce ton jus qu’au jour.


IV


Pendant ce temps, les deux sœurs, Amélie et Jeanne, causaient aussi dans leur chambre. En y entrant elles avaient commencé par tomber dans les bras l’une de l’autre et par verser une quantité raisonnable de larmes. Défaillance, chagrin, quoi ? Pas du tout. Détente nerveuse, simplement. Chacune avait bientôt essuyé les yeux de l’autre et elles s’étaient assises sur un sopha :

« Dis, Jeanne, qu’est-ce que nous allons faire ?

— Je ne sais, mignonne. Papa décidera.

— Pour les grandes affaires, bon. Mais