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DE GRANVELLE

une seule exclamation se fit entendre. C’était Suzanne qui pensait tout haut, et, d’un mot, montrait toute la bonté de son cœur. Elle disait :

« Ah ! les pauvres Grangier ! »

Ces Grangier étaient la tante Raphaële, son mari et sa fille, les invités de la veille, à qui, depuis douze ans, Mme  Gandrons servait une pension de dix-huit cents francs pour parer à l’insuffisance de la retraite du père, ancien petit percepteur en province.

Les voyant si calmes, Gandrons eut peur qu’elles n’eussent pas bien compris. Pourtant, ce que venait de dire Suzanne… Néanmoins, il recommença son récit, appuyant un peu plus sur les conséquences, puis s’arrêta parce que Jeanne et Amélie, Suzanne et Mlle  Hélier l’entouraient, lui parlaient tendrement, trouvant des phrases douces pour le consoler, tout comme s’il eût été seul atteint par la catastrophe et qu’elles y fussent restées complètement étrangères.

Puis, l’heure s’avançant, on s’embrassa beaucoup et l’on se retira pour la nuit, chacun chez soi.


III


M. Gandrons suivit sa femme dans sa chambre, où, à peine entrée, Suzanne, un peu frémissante, l’interrogea :

« Eh bien, qu’est-ce qu’il y a au juste, mon pauvre ami ?

— Ce que je vous ai dit tout à l’heure.

— Bien, mais les détails ? Je n’ai pas voulu te questionner devant les enfants, pensant bien que tu savais mieux que moi ce que tu avais à dire. Mais, maintenant que nous sommes seuls, confie-moi tout, mon cher Maurice.

— Eh bien, voilà. Absorbé par son invention… tu sais, ce fameux engin qui doit récupérer la chaleur perdue des machines motrices ?…

— Je sais, sans savoir, tu comprends. Mais enfin je connais les rêves de Giraud… en gros. Continue.

— Absorbé par son invention, Giraud n’a pas surveillé ses ateliers. Depuis des mois, il me l’a avoué, il a cessé d’exercer ce contrôle minutieux dont un industriel ne doit jamais se départir et tout allait à la diable.

— Hélas !…

— Il y a eu du coulage, beaucoup de coulage ; une mauvaise fabrication ; de fortes commandes manquées et refusées ; de grosses réparations nécessitées par la négligence des ouvriers ou des contre-maîtres, ennuyés de voir que le patron semblait se désintéresser de leur travail ; que sais-je encore ?

— Et alors ?

— Alors, au lieu de m’avertir tout de suite…

— Comme il l’aurait dû.

— Oui, comme il l’aurait dû, le pauvre Giraud !

— Tu le plains ?

— Parbleu ! Il est assez puni, le malheureux ! Et toi aussi, tu le plains, j’en suis sûr.

— Peut-être. Enfin, tu disais ?…

— Je disais que Giraud ne m’a pas averti parce qu’il croyait toujours parfaire son invention le lendemain, toucher au but et qu’il escomptait en pensée les bénéfices futurs pour boucher les trous par où filait l’argent. Une grosse échéance arrive, il ne peut y faire face, emprunte à un taux usuraire, se trouve dans l’impossibilité de rembourser à la date fixée, se débat, perd la tête, compromet nos intérêts de plus en plus et enfin arrive à la catastrophe : la ruine, la liquidation désastreuse, etc.

— Et tout cela sans rien te dire. Oh ! que c’est mal ! Un homme qui te doit tout ?

— Il va me devoir plus encore, maintenant, fit Gandrons avec un demi-sourire.

— Tu plaisantes ? C’est pour me donner du courage ? Va, je n’ai pas besoin de cela ; je suis vaillante. Nous sommes assez jeunes et bien portants…

— Oui.

— L’honneur est sauf…

— Dieu merci !

— C’est plus qu’il n’en faut pour garder de l’espoir. Je suis vaillante, je te le répète.

— Je le sais, ma chère femme. Et nos filles ! Ont-elles été assez braves et gentilles, les mignonnes ?

— Et Mlle  Hélier aussi, la chère bonne amie.