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DE GRANVELLE

Autour de lui des sourires discrets traduisaient sa phrase qui, en bon français, devait s’entendre : « autant de gagné ».

Mme Saujon n’était sympathique à personne, la vieille Mme Lavaur, elle-même, ne l’aimait pas, et c’était le côté plaisant de leurs relations, cette antipathie, qui, au reste, était mutuelle.

Indispensables l’une à l’autre pour la partie de besigue qui leur était chère, elles se voyaient tous les jours ; mais elles ne se passaient rien.

Il était bien rare qu’un après-midi s’écoulât sans qu’elles échangeassent quelques mots piquants, allant parfois jusqu’à l’aigreur ; ce qui ne les empêchait pas, en se quittant, de se donner rendez-vous pour le lendemain.

Toute la famille accompagna Pierre et son oncle jusqu’au seuil du jardin.

Une fois sur la route, le jeune homme, un peu inquiet de Greg, lui demanda :

« Tu as toujours froid ?

— Pas tant que tout à l’heure.

— Cela ne fait rien, cours jusqu’à la maison pour te réchauffer. Tu diras à Malauvert de tenir un fauteuil prêt, au bas du perron. Et, en nous attendant, tu allumeras les bougies de mon oncle. »

Greg obéit, heureux de cet instant de solitude. Il était dans un état d’agitation indescriptible et articulait, tout en courant, des phrases incohérentes.

De temps en temps, il s’arrêtait comme pour reprendre haleine. En réalité, il luttait, s’efforçait de se dominer afin de paraître calme devant le domestique à qui il avait à transmettre des ordres.

« Allons, Greg, fais-toi une raison, se répétait-il pour s’encourager. Tu apprendras à te taire ; te voilà averti… Faut-il, tout de même ! faut-il que je sois venu justement demeurer à côté de… Ah ! Seigneur ! Seigneur… »

Et il se remettait à divaguer de plus belle.

Mme Saujon dormait dans son fauteuil. Ce fut Pierre qui présida au coucher de son oncle. Greg voulut à toute force l’aider. Le vieillard se laissa dorloter avec un plaisir manifeste. Il était ravi de sa petite équipée ; le sommeil le prit tout de suite, comme un enfant.


P. Perrault.

(La suite prochainement.)



ACADÉMIE DE BEAUX-ARTS


À Paul et Marcel.

I


C’était une heureuse famille que la famille Gandrons, et, depuis tantôt douze ans que la fortune était entrée dans cette maison, pas un nuage n’avait assombri l’horizon : Jeanne et Amélie, de gentilles gamines étaient devenues de ravissantes jeunes filles, admirablement élevées ; leur mère leur donnait l’exemple de toutes les vertus et de toutes les qualités de la femme d’intérieur ; leur institutrice, Mlle Hélier, continuait auprès d’elles, comme amie, sa mission toute de confiance ; et, au milieu de ces quatre femmes, M. Gandrons, choyé, gâté, comme le méritait sa vie entière, toute de travail, de dévouement et de tendresse, laissait rayonner son visage où luisaient, de contentement, des yeux que venait parfois ternir, pour un moment, une larme attendrie.

Oui, c’était une heureuse famille, dont chaque membre se savait aimé des autres et pouvait compter sur eux. Toutes les chances, d’ailleurs : pas une maladie, pas un ennui, pas un accroc. Ainsi, pour payer son hôtel de l’avenue Kléber, Gandrons avait retiré ses fonds, déposés chez un banquier, juste quinze jours avant la banqueroute de celui-ci. Le reste à l’avenant.

Le 1er janvier l89…, vers huit heures du soir, on finissait de dîner et, tout en prenant son café, le chef de la famille promenait un regard réjoui sur son entourage habituel, augmenté pour la circonstance du vieux couple