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P. PERRAULT

Jeanne, qui revenait vers ses sœurs, entendit ce que disait Blanche. Elle lui fit observer :

« Puisque nous serons cette année demi-pensionnaires, nous verrons Marc tous les soirs.

— C’est vrai, Gaby ! J’ai oublié de t’annoncer cette bonne nouvelle : n’ayant plus besoin d’aller dans le Midi, maman renonce à nous mettre « en boîte ».

— En boîte ! Si elle t’entendait, cette pauvre maman qui se donne tant de mal pour nous bien élever !

— Elle t’y remettrait peut-être, fit Jeanne en riant, et tu serais privée de contempler le comte de Trop… et surtout son bel uniforme !

— Allons, taquine !… » murmura Gabrielle en caressant les cheveux courts de Jeanne.

La fillette releva sur sa sœur aînée son regard tendre, et, câlinement, glissa son bras fluet sous le sien.

Elle était gentille, cette mignonne. Les traits un peu accusés, l’air trop sérieux ; mais le temps harmoniserait tout cela. Et puis, ne dût-elle jamais être jolie, elle garderait ce qui la faisait aimer de tous : le charme, cet attrait mystérieux que l’on subit sans l’analyser, puisqu’un visage laid peut paraître charmant.

Ce qui attirait chez Jeanne, c’était sa bonté ; une bonté dont le reflet illuminait sa physionomie.

Sa compassion s’étendait jusqu’aux choses. Elle aurait enduré la soif pour désaltérer une plante. Sa joie était d’obliger. Si on ne savait où la prendre, après les repas, on n’avait qu’à aller à l’office. On l’y trouvait occupée à tout remettre en ordre : « pour aider ces pauvres bonnes qui ont tant d’ouvrage », disait-elle.

Au jeu seulement elle se montrait irritable et jalouse de ses droits : question de rivalité entre grandes et petites, à la pension, et que, par fidélité à son camp, elle transportait au logis.

Les goûts des trois jeunes filles n’avaient guère plus de rapports que leurs physionomies et leurs caractères.

Gabrielle possédait l’art de ne jamais paraître s’ennuyer. De fait, elle se plaisait partout et s’arrangeait de n’importe quel genre de vie. Elle affectionnait la campagne et y aurait établi son foyer volontiers, à la condition de s’envoler de temps à autre vers quelque pays bien sauvagement beau ; car elle avait un goût très vif pour les voyages. N’en pouvant faire, elle se consolait en lisant les récits des grands explorateurs qu’elle enviait un peu, tout bas, sans le dire.

De la campagne, Blanche n’appréciait que les vastes espaces propres aux jeux mouvementés. Elle aimait par-dessus tout l’indépendance, les chats et les militaires.

Oh ! les militaires ! On la promenait, encore portée sur le bras, qu’elle manifestait déjà son enthousiasme au passage d’un régiment. Son héros de prédilection était Napoléon Ier ; ce qu’elle connaissait le mieux en histoire de France, c’était le nom des grands hommes de guerre et les dates de nos victoires. Pour nos défaites, elle prétendait les ignorer, et jamais punitions ni récompenses n’avaient pu la décider à en citer une seule.

Elle pouvait avoir six ans lorsqu’une de ses tantes, désirant lui faire un cadeau, consulta son goût.

À cette question :

« Que préfères-tu ?

— Un tambour, ma tante », répondit Blanche sans hésiter.

« Quel dommage que tu ne sois pas un garçon, lui disait parfois son père en riant, nous aurions un général Lavaur dans la famille. »

Son rêve d’avenir, dont elle ne faisait point mystère, était le plus simple du monde. Elle épouserait un officier, ils auraient six garçons qui seraient tous militaires ou marins et accompliraient des prouesses merveilleuses.

Elle et ses sœurs hâtaient le pas vers la maison, maintenant, Jeanne ayant fait la réflexion que bonne maman devait attendre impatiemment sa lectrice.

Elle attendait en effet, les mains croisées sur ses genoux, résignée à sa solitude passagère, sachant que bientôt tout son monde