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LA PÊCHE EN RIVIÈRE

à la nasse. Oui, dans les marais de la Sprée, où la loche d’étang (cobitis fossilis) a élu domicile, peut-être ce genre de pêche rapporte-t-il son poids de poisson ; mais, en France, si nous pêchions une telle espèce, ce serait pour la valeur de son engrais.

Comme le véron et le goujonnet, la dormille se laisse prendre à la bouteille, et c’est une pêche très amusante ; mais, puisque nous n’avons pas d’autre engin que la fourchette, et que la dormille voisine avec notre ami le chabot, essayons de la découvrir entre les pierres, entre les touffes d’herbes sous lesquelles elle se cache, et tandis qu’elles se tiennent immobiles, on les pique tout simplement comme si elles étaient déjà dans votre assiette.

Le lecteur, j’imagine, ne m’en voudra point d’avoir continué ma leçon de pêche jusque sur le terrain propice à l’action ; car il est à peine besoin de dire que nous sommes dans le lit d’une riviérette, tributaire de la grande Sèvre, où nos fourchettes font merveille. Cette courte parenthèse porte simplement témoignage de mon respect pour l’unité de temps et de lieu, si chère à nos vieux conteurs.

… Ah, mais ! voici qui est plaisant : nous dénichons par-ci par-là une anguillette, mêmement quelque jeune truite ; et nous voilà courant de l’une à l’autre. Fénelon a piqué une anguille d’un coup très assuré sur la nuque, mais la bête, n’est qu’étourdie, et déjà elle se sauve vers son trou, emportant la fourchette, lorsque le cousin se montre, et, lui ayant donné le coup de grâce sur la queue, s’en saisit avec son mouchoir de poche. Bravo, Saint-Maixent !

Quant aux jeunes truites, il suffit, dès qu’on en a dépisté une, de lui faire rebrousser chemin en amont, puisque nous pêchons à eau basse et que l’aval est le chemin de retraite pour le poisson ; puis de l’affoler jusqu’à ce qu’elle n’y voie littéralement plus clair ; mais toujours, si vous avez bien suivi tous ses mouvements, elle vous révélera sa présence sous une pierre ou sous une houche, ou encore simplement aplatie en plein lit du ruisseau, faisant la morte. Passez-lui la main sous le ventre, sans appuyer, mais en la chatouillant du bout des doigts jusqu’à la hauteur de l’opercule…

« Diable ! insinue Saint-Louis, cet opercule m’a tout l’air d’une charade.

— Du tout : il s’agit du couvercle des ouïes, ou plutôt des branchies, comme disent les zoologistes, lesquelles branchies s’ouvrent par un jeu naturel et donnent accès aux doigts de ma main, qui déjà ont pénétré dedans. La bête est captive.

— Est-ce de bonne guerre, ce coup-là, monsieur mon ami ?

— Guère plus que le coup de fourchette ; mais… à la pêche comme à la pêche, excepté…

— Excepté ?

— L’emploi du chlorure de chaux, de la coque du Levant, qui peuvent empoisonner toute une rivière, et de la dynamite, dont les ravages, pour être moins désastreux, sont cependant terribles pour le poisson, outre qu’on risque soi-même assez gros jeu, la cartouche faisant parfois explosion entre les mains du dynamiteur…

— Qui est puni par où il a péché, avec un double accent aigu », conclut malicieusement mon jeune Parisien.

Sur ces entrefaites, les vannes du moulin proche ayant été levées, l’eau nous envahit peu à peu, et il nous fallut battre en retraite. Combien pourtant j’eusse souhaité prendre à la main une seconde truite, comme m’y invitaient mes jeunes et aimables compagnons de pêche ! Mais, si Dieu me prête vie ainsi qu’au poisson, cette leçon de choses n’est que différée. Nous pourrons même opérer dans les milieux les plus différents et sur les espèces les plus sauvages, inclus la perche et le brochet, qui cependant, selon la pittoresque expression des Sévriens, « ne sont guère des bêtes faciles à charmer ».

Ce sera, si vous voulez bien, cher lecteur, le sujet d’un prochain article, suivi d’un copieux court-bouillon et de nombreux coups de fourchette… dans le plat. En vérité, je vous le dis, la pêche est le plus beau droit de l’homme et du citoyen.

Émile Maison.