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l’avait pas encore aperçu, lorsque le harpon traversa l’air.

Certes, les Anglais n’ignoraient point qu’il est dangereux d’attaquer un baleineau. Mais, celui-ci ayant passé le long de la pirogue, ce fut lui que le harpon atteignit à la lippe.

Il était mortellement touché, et, après quelques convulsions, il resta immobile à la surface. Comme le manche du harpon se redressait, il avait, au dire des matelots, l’air de fumer sa pipe, la poussière liquide qui s’échappait de sa bouche imitant à s’y méprendre la fumée du tabac.

La baleine, prise alors d’un accès de fureur, devint un animal des plus redoutables. Sa queue battait l’eau qui rejaillissait comme une trombe. Elle se précipita sur la pirogue. Les hommes, eurent beau scier pour revenir en arrière, il ne fut plus possible d’éviter son attaque. En vain, les matelots tentèrent-ils de lui lancer un second harpon, en vain essayèrent-ils de la frapper avec le louchet et les lances, en vain l’officier déchargeait-il sur elle le fusil lance-bombe…

La seconde embarcation, se trouvant encore à trois cents toises sous le vent, ne pouvait arriver en temps utile au secours de la première.

Celle-ci venait d’être frappée d’un si formidable coup de queue qu’elle coula immédiatement avec ceux qui la montaient. Si quelques-uns d’entre eux revenaient à la surface, ils risquaient de se noyer, en admettant qu’ils n’eussent pas été blessés mortellement. Et qui sait si l’autre embarcation pourrait les recueillir…

« Embarque… embarque !… » cria M. Heurtaux, en faisant signe au lieutenant de le suivre.

Leurs hommes, voyant des gens en danger de périr, bien qu’ils appartinssent à l’équipage du Repton, n’hésitèrent pas à tout faire pour les sauver.

En un instant, officiers, matelots, descendus de la butte, eurent traversé la grève en courant. Les deux pirogues larguèrent les amarres et, vigoureusement enlevées par les avirons, arrivèrent sur le lieu du sinistre où la baleine se débattait toujours avec rage.

Des neuf hommes que contenait la pirogue fracassée, sept seulement venaient de reparaître sur l’eau.

Deux manquaient, et ils étaient engloutis.

Quant à la baleine, après s’être dirigée vers le baleineau, que le courant avait entraîné à une encâblure sous le vent, elle disparut dans les profondeurs de la lagune.

En ce moment arriva le seconde embarcation du Repton, et ce ne serait pas sans danger qu’elle pourrait recevoir cette surcharge de sept personnes.

Quant à la baleine, elle se dirigeait vers le baleineau, qui flottait à une encablure sous le vent et que le courant entraînait. Puis, après l’avoir rejoint, elle disparut avec lui dans les profondeurs de la lagune.

M. Heurtaux et le lieutenant étaient déjà prêts à embarquer quelques-uns des Anglais, lorsque le second du Repton cria d’une voix qui dénotait surtout le dépit :

« Chacun pour soi !… Nous n’avons besoin de personne !… Au large ! »

Et, qu’on n’en doute pas, s’il regrettait la mort de deux de ses hommes, il regrettait non moins d’avoir manqué cette magnifique proie.

Lorsque MM. Heurtaux et Allotte furent de retour à bord, ils racontèrent au capitaine Bourcart et au docteur Filhiol comment les choses s’étaient passées.

M. Bourcart les approuva de s’être portés au secours de l’embarcation du Repton, et, quand il connut la réponse de l’officier :

« Allons, dit-il, nous ne nous étions pas trompés… c’étaient bien des Anglais… et ils sont bien anglais…

— Pour sûr, déclara le maître d’équipage, mais il n’est permis de l’être à ce point-là ! »