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« Pas tout à fait, mon cher docteur, et il convient d’avoir plus de circonspection. Nous aurons affaire à des femelles qui, si elles donnent plus d’huile que les mâles, sont plus redoutables. Lorsque l’une d’elles s’aperçoit qu’on veut les poursuivre, elle ne tarde pas à prendre la fuite. Non seulement, elle abandonne la baie pour n’y plus revenir de toute la saison, mais elle entraîne les autres, et allez donc les retrouver au large à travers le Pacifique !

— Et lorsqu’elles sont accompagnées de leur petit, capitaine ?…

— C’est alors, dit M. Bourcart, que les pirogues ont toute facilité pour les atteindre. La baleine qui suit les ébats du petit, qui s’y joint est sans défiance. On peut l’approcher à portée de louchet et la blesser aux nageoires… Si le harpon l’a manquée, il suffit lancer les pirogues à sa suite, dût-on s’y entêter pendant plusieurs heures… En effet, le baleineau retarde sa marche, il se fatigue, il s’épuise. Or, comme la mère ne veut pas l’abandonner, les chances sont pour qu’on se trouve dans de bonnes conditions qui permettent de la piquer…

— Capitaine, ne disiez-vous pas que ces femelles sont plus dangereuses que les mâles ?…

— Oui, monsieur Filhiol, et il convient que le harponneur fasse grande attention à ne point blesser le baleineau… La mère deviendrait furieuse et ferait grand dégât, se jetant sur les pirogues, les frappant à coups de queue, les mettant en pièces. De là de très graves accidents. Aussi, après une campagne de pêche dans la baie Marguerite, n’est-il pas rare de rencontrer de nombreux débris d’embarcations, et plus d’un homme a payé de sa vie l’imprudence ou la maladresse du harponneur ! »

Avant sept heures du matin, on était prêt à donner la chasse aux cétacés aperçus la veille. Sans compter les harpons, lances et louchets, le capitaine Bourcart, le second, les deux lieutenants s’étaient munis de fusils lance-bombe, toujours employés avec avantage lorsqu’il s’agit de capturer ce genre de baleine.

À un demi-mille de la crique se montrait une femelle suivie de son petit, et les pirogues hissèrent leurs voiles afin de l’accoster sans éveiller son attention.

Naturellement, Romain Allotte avait pris l’avance, et il arriva le premier à sept brasses de l’animal. Celui-ci, qui se préparait à sonder et devait apercevoir la pirogue.

Aussitôt Ducrest brandit son harpon et le lança avec une telle force qu’il s’enfonça jusqu’à la douille dans le corps de la baleine.

À cet instant rejoignirent les trois autres pirogues, prêtes à tourner la femelle afin de l’amarrer. Mais, par une fatalité qui n’est point rare, le harpon se rompit, et, la baleine et son baleineau prirent la fuite.

Il y eut alors un acharnement extraordinaire à poursuivre le cétacé, qui précédait les embarcations de soixante à quatre-vingts brasses. Son souffle — de la vapeur d’eau condensée en pluie fine — s’élevait à huit ou dix mètres, mais il soufflait blanc, n’étant pas mortellement blessé.

Cependant les matelots souquaient ferme sur leurs avirons. Pendant deux heures, il fut impossible d’être à portée de piquer la baleine. Peut-être eût-on pu frapper le baleineau, si le capitaine ne s’y fût opposé par prudence.

Le docteur Filhiol, désireux de ne rien perdre des détails de cette pêche, avait pris place dans l’embarcation de M. Bourcart. Lui aussi partageait l’ardeur qui animait tous ses compagnons et exprimait sa crainte qu’ils ne fussent épuisés avant d’avoir rejoint l’animal.

En effet, la baleine se dérobait avec rapidité, plongeant et reparaissant après quelques minutes. Elle ne s’était pas très éloignée de la crique — trois à quatre milles — et s’en rapprochait maintenant. Il semblait même que sa vitesse devait se ralentir, puisque le baleineau ne restait pas en arrière.

Vers onze heures et demie, un second harpon fut lancé de l’embarcation de M. Heurtaux.

Cette fois, on n’eut que peu de ligne à filer. Les autres pirogues s’approchèrent, non sans se défier des coups de queue. Dès qu’elles l’eurent attaqué avec le louchet et la lance,