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ANDRÉ LAURIE

une arme, tant filles que garçons, sauront soutenir leur père, et j’y compte !

— Des coups de feu !… Comment ! la guerre serait-elle déclarée ? s’écria M. Massey, le cœur serré à la vue de la nichée de têtes blondes abritées sous l’aile maternelle — faible rempart ! — comme pour y chercher une protection contre les événements.

— Si la guerre n’est pas déclarée, elle le sera demain !… La guerre sainte !… prononça lentement le fermier. D’un côté les deux petites Républiques sœurs, le Transvaal et l’Orange, de l’autre l’Angleterre et ses milliards !… Ah ! ils croient venir facilement à bout de nous !… Que sommes-nous pour eux ?… une poignée de paysans révoltés, disent-ils… mais nous disons, nous autres, que nous sommes les libres citoyens d’un État libre, et que nous saurons mourir, s’il le faut, pour la défense de notre indépendance… Qu’ils viennent donc nous chercher chez nous, les dandies anglais, les lords mirliflores !… Nous n’irons point les relancer dans leur île, mais s’ils envahissent notre pays, qu’ils prennent garde !… Nous ne demandons rien à personne que la liberté de vivre et de penser à notre guise, de cultiver en paix ce coin de notre patrie nouvelle, puisqu’on a réussi à nous chasser de toutes celles que notre race avait héritées des aïeux !… Vivre libres ou mourir, voilà notre seule ambition… Et la plus humble fillette de notre sang pense comme moi. Voilà cent ans que l’Anglais nous traque, continua le Boer en se dressant sur ses pieds et enveloppant l’horizon d’un geste large. Je m’étais réfugié ici, croyant leur échapper enfin. Eh bien ! ils sont venus m’y pourchasser encore !… Ce fils de Satan, cet impie qu’on nomme Cecil Rhodes, ce financier sans scrupules qui vendrait son âme, dit-on, s’il trouvait acquéreur pour pareille marchandise, cet Amalécite s’est emparé de notre libre territoire, et, au nom de la couronne britannique, il l’a dénommé Rhodesia, il a prétendu qu’il appartenait à la veuve de Windsor[1]… Eh bien ! non !… Je dis non ! Cette terre qu’ils veulent nous prendre appartient à ceux qui s’y sont les premiers établis. Elle est à moi cette terre, à moi qui l’ai défrichée, ensemencée, plantée, arrosée de ma sueur ; elle appartient à mes fils qui y sont nés, qui y ont grandi ; à vous aussi qui en avez fait un Éden verdoyant, et non pas à cet étranger, à cet affamé de lucre qui vient me dire : « Ceci est mien ! Ce n’est plus un territoire libre, mais une province britannique. Incline-toi devant la Couronne. Baisse la tête, renie ton vieil oncle Paul[2], rends hommage à Victoria, impératrice et reine… »

— Jamais !… s’écrièrent d’une seule voix les jeunes Mauvilain. Père, dispose de nous ! La dernière goutte de notre sang coulera avant que nous nous humiliions devant l’étranger !…

— Et cette terre, Cecil Rhodes prétend la tenir de la charte conférée à sa Compagnie, continua le Boer, avec tous les privilèges souverains, droit de haute et basse justice, droit de lever des troupes, d’établir des règlements — et, chose plus monstrueuse encore — droit de propriété entière de toutes les terres, du sol et du sous-sol, des forêts, des eaux, des mines, des carrières, droit de concéder ces terres à qui bon lui semble, sous les conditions et redevances de son choix… Est-ce que cela ne crie pas vengeance ?… Est-ce qu’un homme ayant du sang dans les veines souffrira cet outrage qu’on vienne à sa barbe s’emparer du fruit de son labeur en disant : « Ceci est bon, donc c’est chose de la Reine… Ôte-toi de là que je m’y mette ?… » Non, nous ne le souffrirons pas ! Nous n’avons pas cédé au roi de France, nous ne céderons pas aux brigands anglais !… »

La famille Massey considérait dans une douloureuse émotion ce père, cette mère, ces enfants émigrant avec armes et bagages, pour aller au-devant de l’envahisseur, et n’ayant en perspective que la guerre…

« Oh ! monsieur Mauvilain, que je suis désolée de ce qui vous advient, s’écria Colette en joignant les mains, tandis que des larmes montaient à ses yeux ! Faut-il vraiment que vous partiez ?… Ne pourriez-vous rester chez nous ?… Si vous reconstruisiez votre maison

  1. Sobriquet de la reine d’Angleterre.
  2. Nom familier du président Krüger.