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F. DUPIN DE SAINT-ANDRÉ

« Le jour de mes douze ans, maman a invité douze petites filles — c’était joli, n’est-ce pas, madame ? et chacune d’elles m’a apporté un souvenir parce que c’était la fin de nos réunions. Et à la dernière classe où j’ai assisté, tout le monde a pleuré. Mlle Eugénie Massot s’est figuré que c’était à cause d’une poésie qu’elle nous avait lue, mais personne ne l’avait écoutée, sa poésie, on trouvait mon départ bien plus triste que toutes les poésies… et moi, j’ai pleuré encore le reste de la journée. Alors papa m’a donné à faire un très drôle de problème : « Puisque, à Angers où il a 77 000 habitants, tu as douze amies, combien en auras-tu à Toulouse où il y a 149 000 habitants ? » J’ai obtenu 23 amies et 35 centièmes d’amie… Ça m’a tant fait rire que ça m’a un peu consolée. Mais, à présent, je commence à croire que je n’en aurai aucune. Voilà six semaines que nous sommes arrivés ; papa et maman ont déjà fait bien des visites, à la Préfecture, chez tous les fonctionnaires de l’enregistrement, puisque papa est directeur, et chez bien d’autres. Et chaque fois, en rentrant, papa me répète : « Pas la moindre amie à l’horizon, pauvrette. »

— Je crois, dit Mme de Clermont, qu’à la Préfecture, il n’y a que des garçons…

— Oui, madame, sept garçons ! dit Marie, très dolente. Les inspecteurs et les contrôleurs de papa n’ont que des bébés tout petits, le directeur des contributions directes n’est pas marié ; chez celui des contributions indirectes, il n’y a que de grandes demoiselles de vingt ans ; le trésorier général n’a que des filles mariées et le conservateur des hypothèques n’a que des garçons, comme le préfet. C’est désolant ! Qu’est-ce que je vais devenir sans amie ? »

Et Marie tourna vers Mme de Clermont un visage navré.

« Vous en trouverez, dit la vieille dame d’un ton encourageant.

— Oh ! pas de longtemps, madame ! Maman ne veut plus faire de visites : les dames sont parties ou n’ont plus de jour ; elle ne finira sa tournée qu’en novembre. Moi, je n’irai en classe qu’à la rentrée, dans trois mois et demi ! Encore s’il y avait les bains de mer comme d’habitude, mais, après notre voyage et notre installation, on y renonce pour cette année. Mon grand frère, le sous-lieutenant, ne viendra nous voir qu’en novembre ou décembre. Je serai tout à fait abandonnée…

— Mon enfant, dit Mme de Clermont, je vais vous faire une proposition : voulez-vous être ma petite amie, et devenir du même coup celle de beaucoup de petites filles encore plus malheureuses que vous ? »

Marie regarda la vieille dame avec de grands yeux si étonnés que celle-ci ne put s’empêcher de sourire.

« Vous ne me comprenez pas, cela ne m’étonne guère… Demandez à madame votre mère de me recevoir un instant, vers deux heures, et je vous expliquerai à toutes deux mon idée. Et maintenant, courez rejoindre votre maman — voilà Catherine qui m’apporte mon courrier — c’est de la besogne pour la fin de ma journée. »

Mme de Clermont, restée seule, toutes ses filles mariées, avait accepté de faire partie d’un patronage d’école sans se douter des conséquences que cette décision aurait sur son genre de vie, et, après cinq ans d’activité, elle voyait grandir tous les jours les tâches qui s’étaient en quelque sorte imposées d’elles-mêmes à son esprit et à son cœur. En s’occupant des enfants pauvres de l’école qu’elle protégeait, elle constata qu’un grand nombre d’entre eux souffraient de la privation d’air et de bonne nourriture et qu’à vivre toujours dans des maisons trop pleines, dans des ruelles étroites et des cours sombres et mal odorantes, ils s’étiolaient misérablement. Elle commença par envoyer une nichée de cinq enfants sans mère chez un de ses fermiers, dans la région haute de l’Ariège. Ils en revinrent transformés, avec de belles mines roses, une augmentation de poids très sensible et un appétit qu’ils n’avaient jamais connu. Quelques amies firent les frais d’une autre colonie de vacances que l’on installa chez un frère du fermier, et peu à peu l’œuvre agrandie se constitua solidement sous la pré-