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LA FOUX-AUX-ROSES

là… tes pieds aussi sont mouillés, et pour sauver qui, s’il te plaît ?

— Pour sauver une bicyclette qui venait de faire un plongeon avec son maître ! Quel saut !… D’abord j’ai eu grand’peur ; pourtant, quand j’ai vu ce garçon qui clapotait d’un air gauche et n’était guère à son aise, cela m’a bien amusée !

— L’eau n’est pas haute à présent que les grandes pluies sont passées, fit observer Mlle  Dorothée.

— Non, mais elle court très vite et, pendant que le maladroit se remettait sur ses pieds, sa machine était entraînée à la dérive de mon côté ; j’en ai eu pitié, je suis descendue sur la roche aiguë et j’ai tiré, tiré, si bien que la bicyclette est en train de sécher sous les orangers. Je pense que son maître ne tardera pas à la réclamer.

— Et… ce garçon n’est-il pas un de tes cousins Brial ? » demanda la vieille demoiselle, non sans une visible répugnance.

Les lèvres de la fillette se plissèrent malicieusement :

« Si la bicyclette leur appartenait, comment pourraient-ils la ravoir ? dit-elle en se penchant sous la capeline pour mieux lire dans les yeux de sa tante.

— C’est donc vrai ! tu as été assez sotte pour rendre service à des gens qui ne demanderaient pas mieux sans doute que de me causer mille désagréments ? T’imagines-tu que je vais me donner la peine de leur renvoyer cette mécanique !… Qu’ils viennent la chercher, s’ils osent !… Mais ils oseront ; ces enfants-là sont d’une effronterie !… »

Mlle  Dorothée, très rouge, fronçait les sourcils comme dans ses plus violents accès de mécontentement. Irène la regarda un instant avec des yeux un peu tristes ; puis, de nouveau, son gentil visage s’éclaira d’un sourire :

« Sois tranquille, tante Dor, ce n’est pas Norbert Brial qui aurait barboté dans la Foux d’une façon si ridicule, ni même Jacques ; ils sont plus lestes et plus adroits.

— Cela, c’est de famille, petite ; jamais un Brial ni un Lissac n’a passé pour un lourdaud. Quand leur père avait l’âge de ces enfants, tu ne peux te figurer les parties que nous faisions ensemble !… Une fois, nous avons obtenu que le cousin Jean nous emmenât jusqu’aux carrières qu’il exploitait dans l’Estérel et d’où il tirait des meules pour les moulins à huile. Il fallait gravir des sentiers escarpés, franchir d’étroites passerelles au-dessus des torrents… Ah ! bien ! pas une seule fois le cousin n’a été obligé de nous aider dans les passages difficiles ; nous grimpions comme les chèvres des montagnes… Je me souviens d’une belle plante de crocus qui poussait au ras de l’eau bouillonnante. Honoré est allé me la cueillir sans mouiller le bout de ses souliers ; c’était le bon temps alors ! »

Mlle  Lissac, en prononçant ces mots, ferma les yeux comme pour revoir les montagnes, les gorges profondes des torrents, et surtout le petit Honoré Brial, gai, alerte et si aimable qu’elle s’attendrissait malgré elle à ce souvenir :

« Petite, dit-elle tout à coup en revenant à son ton habituel, quel malin plaisir prends-tu à me rappeler ces choses-là, à parler sans cesse de nos ennemis ?

— Ce n’est pas moi qui ai commencé, tante Dor : c’est toi, en me demandant si le vélocipède appartenait à mes cousins. Tu sais, je ne puis pas dire mes ennemis ; ils ne m’ont jamais fait de mal, ni ma cousine Marthe non plus.

— Honoré Brial ne m’en a pas fait davantage, petite ; mais, tant qu’il s’obstinera à prétendre que la Foux-aux-Roses est sa propriété, je soutiendrai qu’il nous fait tort, comme son père a fait tort au mien, et je le traiterai en ennemi.

— Peut-être qu’il croit avoir raison, hasarda Irène.

— C’est possible, mais je suis aussi en droit de croire le contraire, puisque mon père m’a toujours affirmé que le terrain n’avait pas été bien partagé. »

La fillette soupira :

« Alors, c’est pour toujours que vous êtes fâchés ?

— Probablement, ma fille, car je ne cesserai jamais de réclamer ce qu’on nous doit,