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COLETTE EN RHODESIA

moustache en brosse, le visage carré, un ensemble de force et de santé, voilà son signalement.

— Il y a quatre ans, dit lady Theodora, il se trouvait à Londres et l’ambition de toute maîtresse de maison était, comme bien vous pensez, d’exhiber ce phénomène dans son salon. Mais il résista brutalement aux avances les mieux ourdies pour le lionise, comme nous disons, c’est-à-dire pour en faire le héros de la saison mondaine. Je m’y suis brisée comme une autre, en dépit de l’intervention personnelle d’Algernon, son camarade d’Oxford. Il me fit savoir qu’il « méprisait » la société de Londres en général, qu’une dinner-party anglaise était l’objet spécial de son exécration et que la conversation des dames lui était particulièrement insupportable.

— Le vilain sire ! s’écria Mme Massey.

— Oh ! je ne pris pas cela pour moi !… Et puis, ne faut-il pas pardonner quelque chose à un homme qui nous a donné le Griqualand, le Bechouanaland, le Matabeléland, la Rhodesia et qui nous donnera un de ces jours le Transvaal et l’Orange…

— Ce n’est pas encore chose faite !

— En tout cas, il ne s’y épargnera pas. Songez qu’à lui seul il a fait les frais du railway de Beïra, du télégraphe des Grands-Lacs, des eaux de Kimberley ; qu’il a mis six millions de livres sterling dans l’entreprise de Jameson en 1895 ; qu’il entretient, de sa bourse, un régiment de cavalerie…

— Est-il vrai qu’il a aussi un jardin zoologique pour son agrément particulier ?

— Oui, le parc de Grootschur. Nous l’avons visité. On y voit des lions et des tigres en liberté, parmi les plus belles roses du monde. D’ailleurs, point d’autre luxe, ni d’élégance d’aucune sorte. Cecil Rhodes porte d’un bout de l’année à l’autre la même jaquette râpée ; il mange la nourriture la plus grossière, et sa fortune ne lui inspire que le plus parfait dédain.

— À la condition de la mettre au service de ses ambitions ! s’écria M. Massey. D’autres emploient leurs millions à bâtir des palais, à réunir des objets d’art ou à former des écuries de courses. Son hochet à lui, c’est le pouvoir. Il en est de plus innocents !… Des hécatombes humaines ont déjà marqué sur le continent noir les étapes de cet Attila bourgeois et nous sommes probablement à la veille d’une guerre formidable qu’il aura fomentée, comme il soudoya naguère l’entre prise de Jameson, et qui est peut-être destinée à déplacer l’axe du monde civilisé… Mais ne considérons pas les choses d’aussi loin et revenons à la question…

— Vous êtes d’avis, mon cher lord, que, dans l’intérêt immédiat des actionnaires de Massey-Dorp, nous devons accepter le fait accompli, souscrire au statut rhodésien et aux conditions imposées par la Compagnie à charte : en un mot, consolider par un acte de vasselage nos droits acquis sur le sol que nous occupons… Soit ! C’est invoquer un argument, à mes yeux, décisif. Ce que je ne ferais probablement pas pour ma famille et pour moi, je ne crois pas avoir le droit de le refuser pour nos actionnaires… Disposez de moi !… Je vous suivrai à Kimberley et plus loin s’il le faut. J’irai rendre hommage à M. Cecil Rhodes du domaine que j’ai créé et qu’il lui plaît aujourd’hui de dire sien, — puisque vous estimez que l’intérêt de notre Société l’exige.

— Je l’estime, assurément.

— Eh bien, je m’en réfère à vous… Partons quand vous le jugerez utile. Mais ne vous étonnez pas outre mesure si, dans six mois ou dans un an, après avoir mis hors de contestation légale la propriété de nos actionnaires, je juge que ma tâche est terminée, sur un domaine qui n’est plus indépendant, et si je vais chercher ailleurs un coin de terre qui le soit resté…

— Écartons ces tristes présages ! dit, soudain, Mme Massey, en se levant comme oppressée… Espérons toujours, puisque l’avenir a toujours des surprises. N’escomptons pas les désastres futurs, c’est bien assez de les savoir possibles !… S’il faut quitter cette demeure, que nous aimons pour le bonheur et la paix qu’elle nous a donnés, du moins que nos derniers jours passés dans cet Éden s’écoulent tranquilles !… Qu’on nous per--