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J. LERMONT

domestiques ne savent que le finnois, les enfants se trouvent, avec la facilité naturelle de leur âge, le parler aussi. Et s’ils ont une gouvernante allemande ou française, selon l’usage dans les familles riches, ils peuvent, très jeunes, s’exprimer facilement en trois ou quatre langues. Et maintenant que la Russie a le protectorat du grand-duché de Finlande, il est tout naturel que les habitants de la Finlande parlent le russe, surtout dans les parties qui avoisinent la Russie.

Si le proverbe est juste, qui prétend qu’un homme possédant deux langues vaut deux hommes, que dira-t-on de nous autres ? Car, enfin, qui dit Homme dit Femme ; chacune de nous, fillettes, valait donc deux, ou trois, ou quatre fillettes d’un autre pays… Nous n’en étions pas plus fières pour cela. À nous voir sur nos bancs, nous donnions l’impression de très sages petites élèves, buvant littéralement les paroles de notre maîtresse.

L’examen terminé, Mlle Mathilde, descendant de son estrade, sembla perdre un peu de ses airs d’autorité qui m’imposaient tant. Son sourire s’accentua et, très cordialement, elle m’accorda une amicale tape sur l’épaule :

« Soyez la bienvenue parmi nous, ma petite Minna, me dit-elle, tout s’est bien passé. Vous voilà des nôtres pour toute une année scolaire. »

Elle appela d’un geste mes nouvelles compagnes :

« Je vous confie ma petite Minna », ajouta-t-elle.

Je m’aperçus alors que mon père avait disparu ; mais il avait promis de ne pas partir sans m’avoir revue, et, confiante en sa parole, je me laissai distraire.

Autour de moi les fillettes ne demandaient qu’à fraterniser. Nous causâmes ; j’appris que la petite rousse s’appelait Hanna.

« Nous nous entendrons bien », me dit-elle en confidence.

Je n’en doutais pas :

« Et comment vous appelez-vous ? » me demanda-t-elle en sautant alternativement d’un pied sur l’autre comme un joyeux petit écureuil roux dansant dans sa cage.

Je déclinai mon nom :

« Minna Warmroth.

— Vous êtes vieille ?

Très vieille.

— Aussi, je me disais que vous étiez grave comme… comme M. le juge !… »

Je ne pus me retenir de rire :

« Oh ! mais vous savez bien rire, aussi, quand vous vous y mettez. Quel âge ? »

Je déclinai mon âge :

« Onze ans.

— Depuis quand ? »

Oh ! la curieuse petite Hannah avec ses mines futées. On découvrit après information qu’il y avait un mois d’intervalle entre nos âges respectifs.

« Moi, je suis une enfant de mai », déclara-t-elle fièrement.

C’était donc pour cela qu’elle était si gaie, qu’elle semblait si heureuse, apportant la joie et les rires dans ses menottes blanches, comme mai nous apporte les fleurs. Je ne m’étonnai plus de me sentir si disposée à aimer Hannah Grôning.

« Vous savez, me confia-t-elle encore, Grôn, cela veut dire vert. Il y a du vert dans mon nom…

— Du vert ? oh ! oui, de la verdure, dirent ses compagnes. C’est vrai.

— Il y a même du vert dans tes yeux », ajouta une autre.

Comme un oracle Hanna prononça :

« Vert, gage de l’espérance.

— L’espérance de nous faire gronder si tu ris trop », murmura derrière moi une voix un peu rauque.

Je me retournai vivement. Celle qui venait de parler avait une physionomie inoubliable, par un trait caractéristique sur lequel le regard s’attachait malgré soi. Ses yeux noirs, étranges et d’un éclat fébrile, étaient surmontés de larges sourcils d’un noir bleu, assez épais et assez noirs pour attirer l’attention s’ils eussent été d’une forme ordinaire ; mais, par leur forme, ils se fixaient à tout jamais dans le souvenir. Ils traçaient sur son front un véritable accent circonflexe, ou, mieux, un angle obtus. Il n’y avait aucune séparation