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A. MOUANS

« Mon cher Thomas,

« Plus je vieillis et plus notre brouille me rend malheureux ! J’ai eu tort, il y a quinze ans, de refuser qu’on mesurât le terrain. Rends-moi ton amitié, fais venir un arpenteur et engageons-nous à accepter sa décision. On verra enfin à qui appartient la Foux-aux-Roses. J’attends ta réponse.

« Pierre Lissac. »

La vieille demoiselle, dont le visage pâlissait et rougissait tour à tour, se laissa tomber sur une chaise.

« Pauvre Dorothée ! est-ce donc une fâcheuse découverte que tu viens de faire ? demanda M. Brial en désignant la lettre.

— Moi qui prenais ce papier pour quelque chose de bon ! s’écria Norbert désappointé, déchirez-le, cousine, et n’y pensez plus, puisqu’il vous cause du chagrin.

— Tu parles sans savoir, enfant ! répliqua la tante Dor en se redressant, non, ce papier ne m’apprend rien de triste, au contraire… il prouve que mon père avait d’excellentes idées… écoutez tous ! »

Lentement, avec emphase, elle lut à haute voix la lettre du père Lissac et poursuivit :

« Oui, oui, il avait parfaitement raison !… Les Lissac sont fermes, tout le monde sait cela !… Depuis quinze ans, j’ai maintenu mes droits sur la Foux comme une vraie Lissac, mais puisque mon père a parlé de mesurer le terrain, je n’en suis pas fâchée.

— Alors, vous ne regrettez pas que j’aie trouvé la lettre ? interrogea Norbert.

— Pas du tout, mon garçon ; seulement, tu aurais mieux fait de la trouver il y a quinze ans.

— Mais, vous m’avez donné la canne avant-hier…

— Et, il y a quinze ans, Norbert n’était pas né, fit observer en riant Mme  Brial.

— C’est encore vrai ; allons, tout est pour le mieux, ou plutôt tout sera pour le mieux si Honoré consent à mesurer…

— Dès demain je m’en occuperai, ma bonne Dorothée, à une condition, c’est que, si la Foux coule sur mon terrain, tu me permettras de te la céder.

— Merci, cousin, merci, tu es trop aimable, mais elle arrose mes terres, j’en suis certaine… c’est moi qui te ferai présent d’un bout du champ aux roses. Au revoir, mes amis, Irène ne sait rien encore… Va-t-elle être contente ! Pauvre petite, à force de l’entendre répéter : « C’est triste d’avoir des ennemis ! » je finissais par penser comme elle. »

Tête haute et le cœur joyeux, la tante Dor suivit un sentier à travers le champ de rosiers dont les fleurs odorantes semblaient la saluer. À dix mètres de la Foux, elle s’arrêta et se frottant les mains :

« Je ne me trompe pas, voilà où finit ma propriété !… Ah ! quel joli cadeau je ferai bientôt aux Brial !… »

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Huit jours après que le chef-d’œuvre du père Lissac eut livré son secret, une surprise non moins grande attendait Mlle  Dorothée : dans le salon de Beau-Soleil où toute la famille l’entoure, elle vient de recevoir le plan dressé par le géomètre. Le bois d’orangers et le champ de rosiers figurent côte à côte sur cette grande feuille de papier et… chose incroyable, les deux portions du terrain sont égales… la Foux coule exactement au milieu.

Après des exclamations retentissantes, la tante d’Irène se tourna vers son parent :

« Qu’en dis-tu, Honoré ? De vieux amis comme ton père et le mien ont vécu fâchés pendant des années… et, moi-même, j’ai cru que c’était mon devoir de soutenir cette querelle inutile…

— Si je n’y mettais pas autant d’ardeur que toi, de mon côté, je pensais que les prétentions de mon père étaient justes, répondit M. Brial ; mais tout cela est fini, notre vieille amitié va refleurir, grâce à cette lettre et aussi grâce à la petite fée que voici. »

En parlant, il caressait les cheveux dorés d’Irène ; sa tante eut un sourire satisfait :

« C’est vrai, elle s’était entichée de tes enfants.