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À LA RIVIÈRE

Bast ! ces menaces me causaient autant d’effroi qu’à des moineaux une vieille coiffure dans un cerisier rouge.

J’avais baigné maintes fois mes pieds dans l’eau tiède du courant et un plongeon ne m’effrayait guère.

Les grandes dents blanches d’écume que la rivière aiguisait au bord sur les racines des peupliers me semblaient incapables de dévorer même un papillon.

Chaque fois que je pouvais échapper à la surveillance de ma tante, je fuyais par le portillon où la sonnette de cuivre, cachée parmi les glycines, guettait mon départ pour crier de sa voix aigrelette :

« Gare !… Gare !… Gare !… »

Ce qu’elle m’a fait prendre de fois, cette sonnette maudite !…

Tante Claudie accourait, tout essoufflée sous son bonnet blanc, son lorgnon posé de travers sur son nez :

« Où vas-tu, petite ?… »

Petite baissait le nez et roulait l’ourlet de son sarrau entre ses doigts.

Tante Claudie devinait aussitôt :

« Tu voulais aller à la rivière, je suis sûre ?

— Oui, tante.

— Méchante enfant, pour te noyer !… Attends-moi là un peu !…

— Oui, tante.

— Ne bouge pas surtout.

— Non, tante. »

Pendant que d’une voix de basse-taille elle donnait ses ordres multiples aux deux jeunes servantes, je lançais à la sonnette des regards furieux et pleins de menaces.

Elle s’en souciait bien, vraiment !…

Du cœur des grappes violettes elle continuait à rire de son rire jaune et bête.

Tante Claudie en avait toujours pour un grand quart d’heure. Ensuite elle me retrouvait couchée comme un lézard sur le sable chaud et parsemée des pieds à la tête de mille pétales mauves tout pareils à des ailes de papillon.

Nous partions ensemble.

Chose bizarre, la rivière, ces jours-là, avait peu d’attraits pour moi.

J’avais trop chaud, le soleil me brûlait et m’aveuglait, l’herbe sentait le roussi. Ma tante ne se plaignait pas, persuadée, malgré ma mauvaise humeur, que mon plaisir égalait sa souffrance.

Mais, pour moi, nul plaisir d’aller vers la rivière en compagnie de tante Claudie.

Il faut vraiment chérir de toutes ses forces les enfants gâtés pour ne pas découvrir combien leur cœur renferme d’inconscient égoïsme ; combien un désir irréalisé cause de tristesse à ces petits despotes !…

Pendant vingt minutes ma tante mouillait consciencieusement ses chaussures dans la vase du chemin de ma rivière.

Je prêtais parfois mon épaule à la main de ma tante, plus robuste que leste.

Sous mon bandeau de mauvaise humeur, je trouvais le soleil jaune comme une citrouille, les oiseaux criards, le ciel trop bleu, les prés moins verts, les bœufs sales et stupides.

C’est que la mauvaise humeur ressemble à une paire de lunettes dont les verres fumés ne donnent qu’une vue sombre, brouillée et maussade.

Lorsqu’enfin nous arrivions sur la berge, ma rivière ne chantait presque pas. Elle coulait d’un air dolent, et les petits remous, les petits froncements de ses vagues minuscules étaient pour moi autant de clignements d’yeux très significatifs :

« Inutile, n’est-ce pas, de briller, de chanter, de courir, puisque ta tante est là. Ce sera pour demain. »

Et je répondais oui, en dedans, tout en dedans, afin que tante n’y pût rien entendre ni rien voir, même avec son lorgnon.

Nous remontions la prairie. Tante faisait mine de s’appuyer sur mon épaule, ce qui me rendait quand même un peu fière.

Sa phrase alors était invariable :

« Je ne sais, petite, ce que tu trouves de si joli dans ce coin-là !… »

Je me taisais non moins invariablement, ayant le sentiment très net que l’excellente femme ne m’eût pas comprise. Nous nous aimions beaucoup, tante Claudie et moi, mais nous n’avions jamais les mêmes idées.