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LA FOUX-AUX-ROSES

— Si, j’en suis sûre !… le journal de ce matin parlait d’un Grassois qui est au nombre des victimes, sans le nommer, c’est vrai ; mais ça ne peut être que mon cousin !… Je suis accourue pour le soigner ; il ferait beau voir que je me fusse dérangée pour rien !… oui ou non, savez-vous où il est ? »

L’employé fit un geste plein d’embarras.

« Madame, vous pouvez vous en assurer à l’ambulance, il ne reste plus que deux Anglais et des Italiens.

— Voilà un homme qui n’y entend rien !… Adressons-nous ailleurs, murmura Mlle Lissac en tournant les talons… Ah ! mais je rêve tout éveillée ! »

Un train s’arrêtait à ce moment, les portières s’ouvraient, les voyageurs couraient déjà en tous sens et parmi eux ses yeux stupéfaits venaient de reconnaître M. Brial, plus frais et mieux portant que jamais !

« Honoré ! Honoré ! c’est bien toi, sans blessures, sans contusions. Ah ! quel bonheur ! s’écria-t-elle en se précipitant au-devant de lui avec des larmes de joie.

— D’où me viendraient-elles ces blessures ? Je n’étais pas, Dieu merci, dans le train de cette nuit… Mais, toi-même, ma bonne Dorothée, que t’est-il arrivé pour que je te rencontre ici ? s’exclama à son tour M. Brial. Tu es pâle d’émotion et la foule nous bouscule ; viens avec moi. »

Il prit le bras de sa cousine et, cinq minutes plus tard, ils étaient installés au buffet devant un breuvage réconfortant.

« À présent que te voilà plus calme, explique-moi comment tu as pu te décider à quitter ta bastide, reprit M. Honoré.

— Tu ferais mieux de me dire pourquoi tu as annoncé ton retour pour ce matin.

— L’ai-je vraiment fait ? Ai-je écrit jeudi au lieu de vendredi ?… Je ne m’en doutais pas, c’est une erreur et…

— Oui, oui, elle est jolie l’erreur, gronda Mlle Lissac, incapable de se contenir davantage ; je croyais te trouver avec un ou deux membres en moins !… mais je vois que j’aurais pu rester tranquillement chez moi !… tu n’as pas besoin de mes soins.

— C’est donc par dévouement pour moi que tu as fait ce voyage ! s’écria M. Brial, très ému.

— Comment faire autrement ?… ta femme est très souffrante, nous lui avons caché l’accident ; Norbert, qui avait vu ta lettre et le journal, mourait d’inquiétude !… Ah ! cet affreux chemin de fer ! qu’il allait lentement… il me venait des idées terribles : j’avais peur de ne plus te voir vivant !

— Cela t’aurait donc fait un peu de peine ? »

La vieille demoiselle s’essuya les yeux :

« Ai-je la réputation d’une sans-cœur ?… Mais, à présent que je te sais en bonne santé, je peux m’en aller… bonsoir, Honoré !

— Ah ! non, c’est impossible ! tu ne me quitteras pas ainsi : puisque nous voici réunis, allons au télégraphe envoyer une dépêche rassurante là-bas ; nous dînerons ensuite et nous repartirons demain matin.

— Et la Foux-aux-Roses ?… tu l’oublies donc ?

— Je voudrais l’oublier, ma chère cousine », repartit M. Honoré avec douceur, et, franchement, c’est le parti que nous devrions prendre tous les deux.

— Quand tu reconnaîtras que ton père a fait tort au mien, nous ferons la paix.

— Dorothée, comment veux-tu qu’un fils accuse son père d’une aussi vilaine action ?… ton père se trompait… ils ont peut-être commis une erreur l’un et l’autre… Voyons, si tu me refuses la paix, accepte au moins une trêve jusqu’à demain ; dînons ensemble, nous parlerons de notre enfance, des bonnes parties d’autrefois… »

À ces dernières paroles, la tante Dor, qui s’apprêtait à s’éloigner, s’arrêta court :

« Une trêve ? fit-elle, les plus grands guerriers n’ont pas dédaigné les trêves ; on peut accepter cela sans se déshonorer. Donne-moi ton bras, cousin, et vite au télégraphe… en chemin, je te raconterai ce qui s’est passé ce matin. »

La dépêche consolatrice parcourut vite l’espace, et, le soir même, Raybaud, qui avait accompagné sa femme à la bastide Lissac, courut à Beau-Soleil porter l’heureuse nou-