Page:Magasin d'Éducation et de Récréation, Tome XIII, 1901.pdf/328

Cette page n’est pas destinée à être corrigée.

LA GRANDE FORÊT hurla Max Huber, dont les exclamations intempestives provoquèrent les murmures très significatifs de l’assistance. — Quel misérable ?... demanda John Cort. Celui qui joue de l’orgue ?... — Non ! celui qui l’a fabriqué !... Pour économiser les notes, il n’a fourré dans sa boîte ni les ut ni les sol dièzes !... Et ce refrain qui devrait être joué en la majeur : Va, mon enfant, adieu, A la grâce de Dieu...

voilà qu’on le joue en ut majeur ! — Ça... c’est un crime !... déclara en riant John Cort. — Et ces barbares qui ne s’en aperçoivent point, et qui ne bondissent pas comme devrait bondir tout être doué d’une oreille humaine !... » Non ! cette abomination, les Wagddis n’en ressentaient pas toute l’horreur !... Ils accep­ taient cette criminelle substitution d’un ton à l’autre !... S’ils n’applaudissaient pas, bien qu’ils eussent d’énormes mains de claqueurs, toute leur attitude n’en décelait pas moins une profonde extase ! « Rien que cela, dit Max Huber, mérite qu’on les ramène au rang des bétes ! » Il y eut lieu de croire que cet orgue ne contenait pas d’autres motifs que la valse allemande et la chanson française. Invariable­ ment elles se remplacèrent une demi-heure durant. Les autres airs étaient vraisemblable­ ment détraqués. Par bonheur, l’instrument, possédant les notes voulues en ce qui concer­ nait la valse, ne donnait pas à Max Huber les nausées que lui avait fait éprouver le couplet de la romance. Lorsque ce concert fut achevé, les danses reprirent de plus belle, les boissons coulèrent plus abondantes que jamais à travers les gosiers wagddiens. Le soleil venait de s’abais­ ser derrière les cimes du couchant, et quelques torches s’allumaient entre les’ ramures, de manière à illuminer la place que le court cré­ puscule allait bientôt plonger dans l’ombre. Max Huber et John Cort en avaient assez, et ils songeaient à regagner leur case, lorsque Lo-Mai prononça ce nom :

327

« Mselo-Tala-Tala ». Etait-ce vrai ?... Sa Majesté allait-elle venir recevoir les adorations de son peuple !... Dai­ gnait-elle enfin sortir de sa divine invisibi­ lité ?... John Cort et Max Huber se gardèrent bien de partir. En effet, un mouvement se faisait du côté de la case royale, auquel répondit une sourde rumeur de l’assistance. La porte s’ouvrit, une escorte des guerriers se forma, et le chef Raggi prit la tête du cortège. Presque aussitôt apparut un trône — un vieux divan, drapé d’étoffes et de feuillage — soutenu par quatre porteurs, et sur lequel se pavanait Sa Majesté. C’était un personnage d’une soixantaine d’années, couronné de verdure, la chevelure et la barbe blanches, d’une corpulence consi­ dérable, et dont le poids devait peser aux robustes épaules de ses serviteurs. Le cortège se mit en marche, de manière à faire le tour de la place. La foule se courbait jusqu’à terre, silencieuse, comme hypnotisée par l’auguste présence de Mselo-Tala-Tala. Le souverain semblait fort indifférent, d’ail­ leurs, aux hommages qu’il recevait, qui lui étaient dus, dont il avait probablement l’habi­ tude. A peine s’il daignait remuer la tête en signe de satisfaction. Pas un geste, si ce n’est à deux ou trois reprises pour se gratter le nez — un long nez que surmontaient de grosses lunettes — ce qui justifiait son surnom de Père Miroir. Les deux amis le regardèrent avec une extrême attention, lorsqu’il passa devant eux. « Mais... c’est un homme !... affirma John Cort. — Un homme ?... répliqua Max Huber. — Oui... un homme... et... qui plus est..., un blanc !... — Un blanc ?... » Oui, à n’en pas douter, ce qu’on promenait là sur sa sedia gestatoria, c’était un être différent de ces Wagddis sur lesquels il régnait, et non point un indigène des tribus du haut Oubanghi... Impossible de s’y trom­ per, c’était un blanc, un représentant qualifié de la race humaine !...