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COLETTE EN RHODESIA

de latitude sur huit ou neuf de longitude entre le Transvaal et le lac Tanganika. Véritable empire du Monomotapa, dont le seul défaut est de n’exister encore que sur la carte, en son état de nature, avec ses forêts et ses fleuves, ses montagnes et ses prairies, ses fauves et ses noirs indigènes, et, de-ci de-là, quelque ferme isolée, quelque jalon solitaire…

Mais, patience ! Nous l’aurons bientôt taillé, dépecé, réparti. Et c’est précisément pourquoi nous y sommes !

Vous savez, sans doute, qu’il est question d’aller vous rejoindre par un grand railway du Cap au Nil. En cinq ou six jours, d’ici on serait au Caire !… Mon mari et mon frère Fairfield ont des intérêts dans cette entreprise ; vous savez aussi qu’ils en ont dans les Massey fields, cette fameuse mine d’or transformée en plantation et qui est aujourd’hui, comme par hasard, devenue anglo−rhodésienne, d’indépendante qu’elle était d’abord.

C’est justement pour régler les suites de cette annexion imprévue que nous nous trouvons ici tous trois. Débarqués à Table-Bay, où nous avons laissé le yacht, nous sommes allés droit à Kimberley par rail ; puis, cahin-caha, à cheval, en bullock’s waggon, nous avons poussé jusqu’au paradis terrestre où je vous écris, sous un berceau de magnolias, sur une table en bois de santal. Notez que nous y arrivons aux premiers jours du printemps sud−africain.

Cette bonne et charmante famille Massey ! il y a tout juste cinq ans que nous ne l’avions visitée… Eh bien, en les rejoignant hier, je me retrouvais véritablement at home. Je nous vois, débusquant à cheval de la forêt profonde, au terme de la dernière étape. Il était midi. Sur la pelouse en pente douce, qui descend du chalet vers la rivière fleurie d’iris, un éléphant colossal — Goliath, pour l’appeler par son nom — jouait paisiblement avec un baby blanc et rose. Autour d’eux, un vaste cercle, tracé à la chaux sur le gazon. Le baby se roulait dans l’herbe, faisant mine de franchir la limite. Aussitôt Goliath, l’air paterne, le cueillait du bout de sa trompe, pour le remettre au centre. Et le baby de rire, et le mastodonte de feindre l’indifférence, pour recommencer le jeu.

À ce moment même, la brise nous apporte un arôme de café.

« Ah ! dit Algernon, le moka de Mlle Colette ! J’en prendrais bien une tasse…

— De Mme Martial Hardouin, voulez-vous dire ! Avez-vous donc oublié que Colette est mariée ?

— Tiens ! c’est vrai… Gageons que c’est avec son bébé que maître Goliath est en train de gambader si gracieusement !… »

Cependant, on nous avait aperçus, et toute la famille venait à notre rencontre avec cette cordialité, cette bonhomie que je n’ai vue que chez les Massey : une simplicité patriarcale unie à une politesse accomplie ; une courtoisie qui ne varie jamais, qui est la même pour tous ; qui leur permet — chose rare ! — de s’adresser du même ton à des hôtes honorés ou aux plus humbles de leurs serviteurs, sans perdre le respect de ceux-ci ou manquer d’égards à ceux-là. Je sens, à leur contact, tomber de mes épaules le manteau du convenu ; j’adopte leurs mœurs idylliques ; je me surprends donnant une poignée de main à la brave Martine, amie, femme de charge, pilier de la maison, et je l’entends sans sourciller me complimenter sur ma bonne mine !…

Qu’il y a loin de cette naïve liberté à la tenue de la rigide camériste que j’ai laissée à Prétoria ! Vous ai-je jamais conté, chère Mabel, qu’au courant de mon voyage à Démérara, dans un de ces moments critiques où le danger commun abolit les distances, je n’ai jamais pu extorquer à l’inflexible Thompson soit un signe de sympathie, soit un mot qui fût seulement « humain » ? que jamais elle n’a consenti une minute à quitter sa tête de service ?… C’est typique, n’est-il pas vrai ? Il est juste d’ajouter quee si ladite Thompson s’avisait d’entamer une causerie familière, la prochaine fois qu’elle brossera mes cheveux, j’aurais tôt fait de lui donner son congé !…

Bref, il est impossible d’imaginer un contraste plus complet que celui de notre domesticité