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COLETTE EN RHODESIA

et de larmes. Finalement, on s’expliqua.

Ce qui pouvait paraître merveilleux au premier abord était, en vérité, tout simple. La colline ou kopje où les voyageurs venaient de se voir arrêtés était occupée par un commando(corps franc) boer, placé sous les ordres d’Agrippa et qui surveillait la ville anglaise de Boulouwayo. Quelques heures plus tôt, au lever du jour, Benoni était venu se jeter avec ses captifs dans les avant-postes du camp. Appréhendé et conduit en présence d’Agrippa, il avait dû subir un interrogatoire, ou, pour mieux dire, M. Weber avait tout conté. Le Levantin, enfermé au corps de garde, y attendait avec son acolyte un transfert prochain à Prétoria, tandis que le bon savant et Tottie recevaient les soins de l’hospitalière famille Mauvilain ; le chef se proposait de les renvoyer sous bonne escorte à Massey-Dorp, aussitôt après leur avoir fait prendre un repos nécessaire ; et voici que l’ardente sollicitude de Colette, servie par l’impeccable flair de Phanor, prévenait ses intentions en réunissant ceux qui avaient tant souffert de leur brutale séparation !…

Agrippa se félicitait hautement de cette heureuse fortune ; il espérait que ses bons amis lui feraient l’honneur de se reposer chez lui de leurs émotions et de leurs fatigues. Sans doute, son hospitalité n’avait rien de somptueux : des lits de feuilles, des couvertures de laine et les vivres du soldat boer — le plus sobre des soldats — étaient tout ce qu’il pouvait mettre à la disposition de ses visiteurs… Mais non — il se trompait — et leur réservait une surprise inattendue, qui leur vaudrait mieux que le luxe d’un palais babylonien ou d’un mess d’officiers britanniques…

Qu’était cette surprise ? Mme Massey et Colette se le demandaient, au milieu des sourires ravis de dame Gudule, de Nicole et de Lucinde, des sourires malicieux de Cadet et des autres, quand elles virent descendre d’une voiture d’ambulance, accourant au grand trot, qui ?

M. Massey lui-même, avec Henri et Gérard, et le docteur Lhomond, tous en tenue de toile blanche, avec la croix rouge au bras !…

Enrôlés au service de la Société de secours aux blessés, ils avaient rencontré Agrippa Mauvilain à Prétoria, l’avaient suivi au camp de Maversneck et venaient de le rejoindre à Johannskopje, au nord de Boulouwayo. Au moment de l’arrivée des voyageurs, ils se trouvaient dans la vallée adjacente, occupés à aménager l’hôpital du camp. Un messager d’Agrippa les avait promptement avisés de l’heureuse nouvelle, et ils accouraient satisfaits autant qu’on peut l’être de voir sains et saufs tous ceux qu’ils aimaient.

Comment exprimer leur joie profonde ? Des heures s’écoulèrent à se conter mutuellement les choses qui s’étaient passées depuis leur séparation. M. Massey, que les lettres de sa famille n’avaient pas atteint, apprit l’attaque dirigée par Benoni, l’expérience décisive de la poudre K, l’enlèvement de Goliath. De son côté, il expliqua le retard de ses négociations à Kimberley, du fait de la guerre imminente, et son voyage à Prétoria, et les motifs qui l’avaient amené avec ses fils, pour maintenir une stricte neutralité et la rendre évidente, à prendre la Croix rouge. Il était bien certain, d’après l’itinéraire même suivi par Benoni, que son projet avait été de livrer le canon et les obus aux autorités anglaises de Boulouwayo. La guerre ayant éclaté sur ces entrefaites et les troupes des deux républiques sud-africaines, Transvaal et Orange, ayant pris les devants en envahissant les colonies anglaises du Cap et du Natal (sans parler de la Rhodesia), il était à craindre que Mauvilain ne considérât le chargement de Goliath, à destination de l’ennemi, comme butin de guerre.

Tout indiquait qu’il en était ainsi, quoique le sujet n’eût pas été touché. Le canon de bois, son affût et les obus qui l’accompagnaient avaient été, par l’ordre du chef, transportés hors de vue, on ne savait où. M. Weber qui se considérait, non sans quelque raison, comme ayant des droits primordiaux sur l’œuvre de ses mains, en aurait volontiers demandé les nouvelles. Il en fut empêché par M. Massey, qui préférait attendre, avant