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SALVADOR

dont les joues étaient bizarrement ornées de zébrures blanches, tracées par les larmes qui coulaient de ses yeux, brûlantes et pressées…

C’était si drôle qu’elle n’y résista pas, et elle se mit à rire comme elle n’avait pas ri depuis son veuvage…

Du coup, son abcès creva !…

Et, tout de suite, un réel soulagement se produisit… Juste à ce moment la porte s’ouvrit et le papa de Salvador parut…

Un douanier du Socoa l’avait prévenu, au moment où il débarquait, qu’il croyait bien avoir vu son garçon montant avec la petite Gracieuse vers la maison de la falaise, et, à tout hasard, Joannès Harboure était venu s’assurer si c’était vrai.

Il profita de ce qu’il était là pour donner à la fillette le conseil de faire gargariser sa maman, ainsi que le docteur de Saint-Jean-de-Luz l’avait ordonné à Dominique, l’été précédent.

Puis il emmena Salvador.

On trouva la pauvre Mme Harboure très inquiète ! Elle se demandait ce que son fils était devenu, et, déjà, elle partait pour aller chez le maire lui confier ses angoisses…

Salvador confessa, sans détours, ses fredaines de l’après-midi, et, comme preuve à l’appui, il extirpa de ses poches les quatre gros morceaux de charbon qui les gonflaient :

« Pour ta punition, lui dit son père, nous irons, demain matin, avant l’école, rapporter ce charbon au Socoa… C’est à l’État qu’il appartient, il faut le rendre à l’État… On ne doit jamais prendre le bien des autres, même quand on croit que ce qu’on prend n’a pas de valeur ! »

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Aujourd’hui, Salvador est un fier matelot, tanné par les vents de mer et bronzé par le soleil des tropiques.

Quand il vient en congé, tout le monde se met sur les portes pour le voir passer ou lui serrer la main ; il a si belle mine dans la vareuse à boutons de cuivre, largement échangée par le grand col bleu sur le tricot rayé !

Pour les humbles de Ciboure, obstinés dans leurs superstitions antiques, il reste toujours l’enfant providentiel dont la seule présence était une bénédiction.

Salvador ne croit plus pourtant à son pouvoir de jadis, depuis que M. le curé lui a dit, au moment de sa première communion, qu’il était ridicule et même coupable d’attribuer à certaines gens ou à certaines paroles une puissance que le bon Dieu ne leur a pas donnée ; mais il a gardé, de l’époque déjà lointaine où on l’emportait chez ceux qui souffraient, la touchante habitude d’aller de préférence vers ceux qui pleurent pour les consoler ou pleurer avec eux.

Ses camarades répètent à l’envi qu’il n’y a pas de meilleur garçon sous la calotte des cieux, et si honnête avec cela !…

Jamais on n’a rien eu à lui reprocher !… Rien, pas même une de ces petites indélicatesses de monnaie courante qu’on appelle trop facilement un bon tour pour en déguiser la laideur.

C’est que Salvador n’ignore point que chiper et voler, c’est exactement la même chose !…

Et toutes les fois qu’il a été sur le point de l’oublier, il n’a eu — pour éviter la tentation — qu’à se souvenir de cette nuit d’orage où la petite Gracieuse, du Socoa, était venue le chercher afin de le conduire près de sa maman malade, et où, raconte-t-il à l’occasion, il avait l’âme aussi noire que ses poches.

Les gens de Ciboure prétendent que Gracieuse s’est aussi toujours rappelé cette nuit-là et que, lorsque Salvador aura fini son service à l’État, on pourrait bien voir une jeune et jolie mariée descendre de la falaise du Sémaphore par le sentier pierreux, traverser le village encombré d’ancres rouillées et de chaudières écarlates, pour s’en aller, par la route en corniche jusqu’à la vieille église sombre où l’attendra celui dont son imagination de petite fille faisait jadis le gentil guérisseur de tous les maux…


J. de Coulomb.