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mon Dieu, qui gagnerait notre pain en ce moment si j’apprenais encore des leçons ! Mon père a été renvoyé de chez M. Brial ; il est parti chercher du travail à Nice ; maman est malade au lit…

— Et Batitou ? » s’informa Irène.

Thérésine, qui n’était autre que la sœur du grand Riouffe, répondit en soupirant :

« Batitou n’a plus peur de papa puisqu’il est parti ; il refuse l’ouvrage, passe la journée à jouer aux boules.

— Alors, tu travailles seule pour toute la famille, pauvre fille ? »

Thérésine fit un geste affirmatif et, les lèvres serrées, les mains tremblantes d’anxiété, poursuivit sa cueillette. Il était évident qu’inhabile à cette besogne elle s’efforçait de remplir sa tâche pour loucher le salaire d’une bonne ouvrière.

« Viens avec moi trouver tante Dor, dit la compatissante petite fille, elle fera bien sûr quelque chose pour toi.

— C’est inutile, mademoiselle, votre tante est très charitable, mais elle a reproché à mes parents de laisser Batitou devenir un vaurien, en ajoutant qu’elle ne se mêlerait plus de nos affaires. »

Malgré l’inépuisable bienfaisance de Mlle  Lissac, Irène savait qu’on ne la faisait pas céder lorsqu’elle avait prononcé une pareille sentence et, au fond de son bon petit cœur, elle cherchait un remède à la peine de Thérésine ; lorsque celle-ci, qui se trouvait assez éloignée des autres ouvrières, poussa une exclamation de détresse :

« Ah ! pécaïre ! c’est le diable ! mes fleurs ! mes fleurs !

— Ouah ! ouah ! » répondit le diable noir et frisé qui gambadait autour des deux fillettes.

Au même moment, une voix argentine criait dans le lointain :

« N’aie pas peur, Irène, Morilo n’est pas méchant, il n’a jamais mordu personne… Ici, Morilo ! couchez là et demandez pardon.

— Plus loin, Morilo, plus loin ! répéta Irène en s’efforçant de repousser le toutou qui, dans un accès d’obéissance, se couchait à ses pieds ; tu écraserais toutes les violettes de la pauvre Thérésine, c’est bien assez d’avoir répandu sa récolte.

— Il a donc vraiment fait une sottise ? demanda Nadine qui arrivait tout essoufflée.

— Hélas oui ! elle se donnait tant de mal pour cueillir ses fleurs, répondit Irène désignant Thérésine dont les joues étaient couvertes de larmes.

— Oh ! combien je suis fâchée d’avoir consenti à l’emmener. Fi ! le vilain sot ; qu’il est maladroit ! »

Irène se mit à rire.

« Tu auras beau le gronder, il ne comprend rien à la cueillette des fleurs, tâchons plutôt de réparer le malheur… Console-toi, Thérésine, nous allons t’aider. »

Les deux amies, sans perdre de temps, s’agenouillèrent pour rassembler les violettes éparses, qui avant l’accident remplissaient le panier de la jeune campagnarde.

« Généreuse m’a amenée, elle se repose sous le figuier auprès de Mlle  Lissac, dit Nadine ; je suis venue ce matin parce que tantôt M. Brial nous emmène visiter sa distillerie, et j’avais hâte de te voir ; Norbert désire savoir si tu as été punie pour la promenade en bateau ?

— Pas du tout ; quand je lui ai raconté comment cela s’était passé, tante Dor m’a seulement dit : « Une autre fois, je ne me fierai plus aux Raybaud », puis elle a ajouté : « Ton cousin fera honneur à notre famille, il est fin comme l’ambre, et il a la franchise de son père. J’aime ces caractères-là. » Je me demande comment elle sait que Norbert…

— Elle ne t’a donc pas dit qu’il a passé la Foux sur les grosses pierres d’en bas pour plaider ta cause ?

— Oh non ! j’y avais bien pensé, mais je n’osais pas le croire… Comme c’est gentil à lui d’avoir fait cela ! et ma tante ne s’est pas fâchée ! Vois-tu, Nad, à présent il me semble qu’un jour nous passerons tous la Foux sur le pont fermé ! »

Les dernières violettes répandues étaient de nouveau dans la corbeille de Thérésine qui se remit fiévreusement à l’ouvrage.