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LA PÊCHE EN RIVIÈRE

pas pour un véritable pêcheur tant que je ne lui en rapporterai pas au moins une. Elle dit que la bouillabaisse sans rascasse n’est pas parfaite.

— Elle a raison, la brave fille, et, si je n’avais pas peur de fâcher vos parents, je vous proposerais de manger de cette jolie pêche que ma femme va préparer.

— Quel dommage !… cela m’aurait tant plu de rester ici à déjeuner… soupira Jacques d’un ton piteux ; crois-tu, Norbert, que nous ne pouvons pas le faire ?… ici, chez Misé Raybaud, la nourrice de papa, ce n’est pas comme partout…

— Oui, mais ça n’empêcherait pas que père soit mécontent et maman très inquiète ; comment devinerait-elle où nous sommes ? »

Jacques allait regimber ; Raybaud intervint :

« Votre frère est plus sage que nous, mon petit Jacques ; nous remplacerons cette bouillabaisse par une autre qu’on fera cuire à Sainte-Marguerite et que nous pêcherons ensemble. Je parie que Norbert prendra des rascasses dans ces parages-là.

— La promenade en bateau ! vous ne l’avez pas oubliée… Ah ! Raybaud, que vous êtes un brave homme ! »

Jacques sauta sans façon au cou du vieux marin, son frère exprima sa satisfaction par une poignée de main et un merci énergique. On fit à la bastide mille projets charmants ; le marin paraissait y prêter un intérêt aussi vif que ses jeunes amis. Misé Raybaud, petite, proprette, vêtue de la jupe de coton à raies et portant le grand fichu rouge croisé sur sa poitrine, vint mêler son mot ; elle promit pour le jour de l’excursion une provision de ce beau nougat noir que les ménagères provençales sont fières de confectionner elles-mêmes.

Debout près de son mari, elle suivit longtemps des yeux les deux frères qui s’éloignaient d’un pas alerte.

« Sont-ils braves ! sont-ils braves ! répéta-t-elle ; avec Marthe, je n’en connais pas de plus gentils !

— Tu te trompes, femme ; il y a aussi leur cousine Irène qui est une vraie petite fée ! Mais personne ne fait attention à cette pauvrette, pas même Mlle  Dorothée, sa tante, qui au fond l’aime bien.

— Tu as raison, répondit Misé Raybaud en secouant la tête, la « pichoune[1] » serait plus heureuse si elle avait d’autres enfants pour jouer avec elle ; malheureusement M. Brial et Mlle  Dorothée feront comme leurs parents, ils mourront sans se réconcilier ! »

A. Mouans.

(La suite prochainement.)


LA PÊCHE EN RIVIÈRE


À LA FÈVE


Queussi-queumi… de même que le barbeau fait ses délices du fromage de Gruyère, la carpe est surtout friande de la fève de marais, dite féverole, sans toutefois mépriser d’autres appâts, tels que le blé cuit et le ver de terreau. Si donc, et il n’est guère de plus beaucoup de ligne, on la veut pêcher avec toutes les chances de succès désirables, il importe de flatter ses goûts, comme également de bien choisir son poste de combat et d’être armé solidement, puis de ne pas oublier qu’elle est la méfiance même, avec un instinct de ruse très développé. Aussi les pêcheurs lui font-ils hommage de cette locution : « Roublarde, la grosse mère ! »

Malgré sa cuirasse d’or, ce n’est pas toujours une grosse mère, simplement une carpe ou une carpette, quand même déjà si dodue qu’on aurait tort de la chicaner sur l’à-propos d’un sobriquet pour le choix duquel personne n’a songé à recueillir son propre suffrage. En tout cas, forte et vaillante, dès qu’elle a senti

  1. Petite, prononcez pitchoune