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JULES VERNE

suit le long des berges, il fonce sur les canots, qu’il est de taille à chavirer et de force à cre­ ver, avec ses mâchoires assez puissantes pour couper un bras ou une jambe. Certes, aucun passager du radeau — pas meme Max Huber, si enragé qu’il fût de prouesses cynégétiques, — ne devait avoir la pensée de s’attaquer à un tel amphibie. 11 est vrai, l’amphibie pouvait avoir l’envie de les assaillir, et s’il se jetait sur le radeau, s’il le heurtait, s’il l’accablait de son poids qui va parfois à deux mille kilogrammes, s’il l’encor­ nait de ses terribles défenses, que devien­ draient Khamis et ses compagnons ?... Le courant était rapide alors, et peut-être valait-il mieux se contenter de le suivre, au lieu de se rappprocher de l’une des rives : l’hippopotame s’y fût dirigé après lui. A terre, d’ailleurs, ses coups auraient été plus facile­ ment évités, puisqu’il est impropre à se mou­ voir rapidement avec ses jambes courtes et basses, son ventre énorme qui traîne sur le sol. Il tient plus du cochon que du sanglier. Mais, à la surface du rio, le radeau serait à sa merci ; il le mettrait en pièces, et, à supposer que les passagers eussent, en nageant, gagné les berges sains et saufs, quelle fâcheuse éventualité d’être obligé à construire un se­ cond appareil flottant ! « Il faut passer sans être vus, dit Khamis. Étendons-nous, ne faisons aucun bruit, et soyons prêts à nous jeter à l’eau si cela est nécessaire... — Je me charge de toi, Llanga », dit Max Huber. Il fut fait comme avait dit le foreloper. Cha­ cun se coucha sur le radeau que le courant entraînait avec une certaine rapidité. Dans cette position peut-être y avait-il chance de ne point être aperçu de l’hippopotame. Et ce fut un grand souffle, une sorte de gro­ gnement de porc, que tous quatre entendirent quelques instants après, quand les secousses leur indiquèrent qu’ils franchissaient les eaux troublées par l’énorme animal. Il y eut quelques secondes de vive anxiété. Le radeau allait-il être soulevé par la tête du monstre ou immergé sous sa lourde masse ?...

Khamis, John Cort et Max Huber ne furent rassurés qu’au moment où l’agitation des eaux eut cessé en même temps que dimi­ nuait l’intensité du souffle, dont ils avaient senti les chaudes émanations au passage. Lorsqu’ils se relevèrent, ils ne virent plus l’amphibie qui s’était replongé dans les basses couches du rio. Certes, des chasseurs, habitués à lutter contre l’éléphant, qui venaient de faire cam­ pagne avec la caravane d’Urdax, n’auraient pas du s’effrayer de la rencontre d’un hippo­ potame. Plusieurs fois ils avaient attaqué ces animaux au milieu des marais du haut Oubanghi, il est vrai, dans des conditions plus favorables. A bord de ce fragile assemblage de planches, dont la perte eût été si regret­ table, on admettra leurs appréhensions, et ce fut heureux qu’ils eussent évité les attaques de la formidable bête. Le soir, Khamis s’arrêta à l’embouchure d’un ruisseau de la rive droite. On n’eût pu mieux choisir pour la nuit, au pied d’un bouquet de bananiers, dont les larges feuilles formaient abri. A cette place, la grève était couverte de mollusques comestibles, qui furent recueillis et mangés crus ou cuits, suivant l’espèce. Quant aux bananes, leur goût sauvage laissait à désirer ; mais l’eau du ruisselet, mélangée du suc de ces fruits, produisit une boisson assez agréable et très rafraîchissante. « Tout cela serait parfait, dit Max Huber, si nous étions certains de dormir tranquil­ lement... Par malheur, il y a ces maudits insectes qui se garderont bien de nous épar­ gner... Faute de moustiquaire, nous nous réveillerons demain pointillés de piqûres ! » Et, en vérité, c’est ce qui serait arrivé si Llanga n’avait trouvé le moyen de chasser ces myriades de moustiques réunis en nuées bourdonnantes. Il s’était éloigné en remontant le ruisseau, lorsque sa voix se fit entendre à courte dis­ tance. Khamis le rejoignit aussitôt et Llanga lui montra sur la grève des tas de bouses sèches, laissées par les ruminants, antilopes, cerfs,